Soulignant l'apport des écrivains, dramaturges, poètes venus "de la sœur latine roumaine", Robert Sabatier fait cette remarque, dans le 6-ème tome de sa monumentale Histoire de la poésie française, celui consacré au XX-ème siècle: "...mais il est vrai que les Roumains, choisissant des secondes patries et des langues autres que la leur ont honoré toute la littérature mondiale, en Espagne, en Italie, en Grande Bretagne, en Amérique Latine, étonnant phénomène!"[1]. Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Gherasim Luca, Ilarie Voronca, Claude Sernet et Pius Servien sont traités dans des chapitres à part. Les autres noms cités pour le vingtième siècle sont: Mircea Eliade, Eugène Ionesco, E.M.Cioran, Basil Munteanu, Vintila Horia, S. Gurian, Al. Cioranescu, C. Amariu, Luc Badescu, E. Turdeanu, Panaït Istrati, M. Ghyka, Stéphane Lupasco, et, avant eux, Anna de Noailles, Hélène Vacaresco, la princesse Bibesco. Dans le volume précédant, l'auteur avait mentionné les œuvres écrites en français par Alexandru Macedonski, Alexandre Sturdza, Charles-Adolphe Cantacuzène, Julia Hasdeu. En effet, "étonnant phénomène", d'autant plus qu'il est encore plus étendu que l'érudit Robert Sabatier ait pu croire. Les racines de ce phénomène sont à chercher dans le dix-neuvième siècle qui voit naître ce qu'un historien contemporain appelle "le mythe français"[2] dans l'histoire des Roumains. Le modèle français est très présent dans tous les domaines, et les emprunts des mots du lexique français sont tels, que les linguistes parlent d'une "deuxième latinisation" pendant cette même période[3]. Le français a supplanté le grec comme langue de culture (même si le grec apporta, dans les pays roumains, paradoxalement, le goût pour la culture française) et le costume oriental a cédé la place à la mode parisienne. Les élites du pays pensent et s'expriment en français, les Roumains sont les plus nombreux des étudiants étrangers en France et ceux qui "font le moins figure d'étrangers", nous communique avec légitime fierté l'auteur d'une excellente bibliographie franco-roumaine.[4] Après 1830 et dans un laps de temps très court, quelques décennies seulement, les pays roumains passent du féodalisme ottoman à la modernité occidentale. L'alphabet cyrillique est remplacé par celui latin, une nouvelle Constitution est adoptée en 1866, qui est une imitation de la Constitution belge (de 1831), et, en un seul mois de l'année 1865, le Code civil de Napoléon III est traduit, ratifié, mis en exécution. Non seulement les institutions, l'enseignement, la justice, l'esprit public en général subissent l'influence française, comme l'a montré il y a un siècle Pompiliu Eliade dans son étude[5], mais la création littéraire suit elle aussi, généralement, les modèles français. Ainsi, les écrivains du dix-neuvième siècle, à deux exceptions près – il s'agit de Nicolae Filimon et de Mihai Eminescu, formés à l'école allemande – sont de culture française et leur création en rend compte. L'option française est synonyme de modernité et on décèle souvent, dans une culture dont les contours sont déterminés par un modèle historique fracturé, une certaine urgence de synchronisation. Parfois, l'œuvre d'un seul écrivain témoigne d'une telle assimilation comprimée de styles, de courants, d'époques. C'est, par exemple, le cas du poète Alexandru Macedonski qui, à lui seul, assure le passage du romantisme au symbolisme et au dernières expériences poétiques, de Musset à Mallarmé, tout en revendiquant le statut de pionnier européen du vers libre. Alexandru Macedonski écrit aussi bien en roumain qu'en français et publie en Roumanie, en France et en Belgique. La synchronisation est en effet le pari des avant-gardes, dont Macedonski est un des précurseurs. Synchronisme européen, mais aussi option pour l'ère industrielle et citadine, émancipation citoyenne, rationalisme, confiance dans le progrès et dans l'avenir. Les artistes qui ont adhéré aux mouvements d'avant-garde voulaient changer la vie et transformer le monde: ils ont commencé par leur propre vie. Les plus pressés ont adopté la solution la plus radicale: nombreux sont ceux qui se sont définitivement fixés dans la langue française et en France. Au début du vingtième siècle, la littérature roumaine vit dans une agréable symbiose avec la littérature française, réalité que le jeune Fundoianu – futur Fondane – définit, avec un goût sûr de la provocation intellectuelle, en termes de colonisation culturelle[6]. J'ai déjà essayé de placer dans un contexte plus large cette affirmation apparemment excessive de Fondane[7] et je n'insiste plus. Pourtant, il est certain qu'il faisait encore une fois preuve de subtilité, "son vice patent", comme disait de lui Cioran dans ses Exercices d'admiration, et exprimait en fin de compte une réalité que je formulerais autrement: le français est entré dans la composition de l'identité culturelle roumaine moderne. Par "le français" j'entends la langue française, bien sûr, mais aussi, à divers différents degrés, la littérature, la pensée et la philosophie françaises, une certaine idée de l'Etat, des institutions, des formes, des codes. Il faudrait peut-être préciser que, en fait, la société roumaine n'a jamais pris une option totale et définitive pour la modernité, déchirée comme elle était et continue à l' être entre les valeurs d'une culture rurale centrée autour de l'orthodoxie, des traditions folkloriques, du fatalisme historique, de l'oralité et les prêcheurs du synchronisme européen, de la civilisation industrielle et citadine, de l'émancipation citoyenne, du rationalisme, du progrès et de l'avenir. Autant de thèmes ou de marques visibles dans la littérature roumaine de l'exil. Et nous arrivons maintenant dans un autre point d'intérêt concernant le thème énoncé: "les écrivains roumains dans la culture française". Jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale écrire en français ou élire – temporairement ou définitivement – domicile en France c'était une question d'option personnelle qui n'engageait pas une rupture avec le pays d'origine. Les auteurs concernés sont des aristocrates – Marthe Bibesco, Charles-Adolphe Cantacuzène, etc., des révolutionnaires qui ont besoin d'une scène mondiale, comme Tristan Tzara, ou le cas étonnant du prolétaire autodidacte Panaït Istrati, "le miraculé de la vie, sauvé par l'écriture"[8] dont l'éveil à la littérature est soudain et directement en français. Cette période est extrêmement riche, l'auteur de la Bibliographie franco-roumaine a dénombré, jusqu'en 1930, non moins de 365 périodiques roumains en français, 6 700 titres, dont presque 2 000 titres pour le seul domaine littéraire. Après la Deuxième Guerre mondiale, la situation change radicalement. Mircea Eliade, Virgil C. Gheorghiu arrivent en France, après Ionesco et Cioran. Il seront rejoints plus tard par Vintila Horia, après quelques années passées en Italie. En 1946, Mircea Eliade, arrivé depuis un an à Paris où il va rester presque douze ans, confronté avec la nécessité d'écrire dans une autre langue, même s'il ne s'agit "que" des essais ou de la prose scientifique, se pose cette question: "Mais que pourrais-je écrire d'autre dans une autre langue que je connais mal et qui se refuse à moi dès que j'essaie d'imaginer, de rêver, de jouer?"[9]. Ilarie Voronca, le poète qui avait, lui, choisi de vivre à Paris, lui confesse qu'écrire dans une autre langue "c'est une véritable agonie".[10] Mais la question se pose: comment écrire dans une autre langue? Une question qui nous révèle la nature profonde, ontologique de l'acte d'écrire. Car il ne s'agit pas tout simplement d'une translation mécanique d'un idiome à l'autre. Ecrire dans une autre langue, c'est se situer au carrefour de plusieurs repères culturels et d'évolution historique. Car une langue n'est pas seulement un moyen de communication, un véhicule, mais aussi une vision du monde. Ecrire dans une autre langue, c'est se situer dans cette autre vision du monde et parler de soi-même. Ce processus a toutes les caractéristiques d'un parcours initiatique: après l'agonie, après une mort symbolique il y a une renaissance dans une nouvelle existence. Un nouvel être se glisse dans la peau de l'ancien. Ce processus est doublement profitable pour les deux langues, pour les deux cultures: dans la nouvelle, celle d'accueil, les écrivains roumains arrivent avec leurs particularités et une approche inédite de la langue; pour la culture roumaine, leur expérience est enrichissante, parce qu'ils auront vécu une pratique et une compréhension globale de l'univers et de l'existence. Entre l'exil plaintif d'Ovide et la résolution de Dante d'accomplir son œuvre dans l'exil, Eliade choisit le deuxième. Pour lui, l'exil est une preuve initiatique qui mène au perfectionnement d'une personnalité et le pays natal, une géographie sacrée qu'il explore dans son œuvre de fiction. C'est cette même vision qu'on retrouve dans le roman de Vintila Horia, Dieu est né en exil, Prix Goncourt en 1960. Cette œuvre est en quelque sorte une revanche contre la condition d'exilé, un retour symbolique au pays natal et, en filigrane, peut-être, une critique des valeurs de l'Occident: Ovide, le grand exilé sur les rives du Pont, finit par apprendre la langue du pays d'exil et se fondre dans la spiritualité de celui-ci. Tous ces écrivains arrivent sur le sol de la culture française, absorbante et perméable, et le français s'avère un bon véhicule vers l'universalité. Une deuxième vague d'immigration d'après guerre, se produit vers la fin de la sixième décennie et se poursuit jusqu'à la veille de décembre '89. Ce sont les rescapés du paradis communiste. Quelques-uns ont commencé à écrire en français, en franchissant le seuil d'une nouvelle aventure; d'autres ont continué à écrire en roumain en faisant traduire leurs oeuvres. Dans la première catégorie, rappelons les noms de Georges Astalos, Ilie Constantin, Petru Dumitriu, Rodica Iulian, Miron Kiropol, Oana Orlea, Maria Mailat, Alexandru Papilian, Edgar Reichmann, Virgil Tanase, Dumitru Tsepeneag. Ont continué à écrire en roumain, malgré leur "enracinement" dans le sol français, C. Virgil Gheorghiu, Paul Goma, Bujor Nedelcovici, Dinu Flamand. Les uns et les autres nous amènent à considérer différemment le problème de l'identité. Ils ont tous vécu, avec ceux d'avant, ce que Mircea Eliade appelait, dès 1948, avec un sens étonnant de l'histoire, "une expérience et une compréhension globale de l'univers et de l'existence"[11]. Expériences et compréhension universalistes, plus accessibles aux émigrations qu'aux collectivités restées dans l'espace natal. Eliade assignait à la nouvelle diaspora roumaine, aux écrivains, bien sûr, la tâche de bâtir une vision oecuménique du monde et de l'histoire, qui saura en même temps unifier les deux courants qui se manifestent au sein de la culture roumaine: celui universaliste et celui traditionaliste. Dans son exhaustive Histoire de la poésie française, Robert Sabatier raconte cet épisode singulier concernant le poète Claude Sernet: lors d'un examen médical on découvre qu'il avait porté toute sa vie, dans son corps, l'embryon de son frère jumeau. Les poètes roumains, les écrivains roumains en général portent en eux, parfois sans qu'ils le sachent, l'embryon de leur double français. Comme l' Apprenti fantôme de Voronca – admirable métaphore pour ce double du poète qui apprend amèrement sa nouvelle condition, tout en s'employant à apprivoiser sa nouvelle vie, sa nouvelle langue et la mort.
[1] Robert Sabatier, Histoire de la poésie française. La Poésie du vingtième siècle.2-Révolutions et Conquêtes, Paris, Albin Michel, 1982, p.592.[2] Lucian Boia, Istorie si mit în constiinta româneasca, Bucuresti, Humanitas, pp.186-189.[3] Les néologismes d'origine française entrés dans la langue roumaine après 1830 représentent selon les spécialistes 39 % du lexique roumain. Cf. Constant Maneca, Lexicologie statistica romanica, Bucuresti, 1978.[4] Alexandre Rally, dans Bibliographie franco-roumaine, par A.R. et Getta Hélène Rally, Préface de M. Mario Roques, 2 tomes, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1930.[5] Pompiliu Eliade, De l'influence française sur l'esprit public en Roumanie, Bucarest, 1898.[6] B. Fundoianu, Imagini si carti din Franta, Bucuresti, 1921.[7] Le Grand écart, dans Petre Raileanu et Michel Carassou, Fundoianu/Fondane et l'Avant-garde, Fondation Culturelle Roumaine et Paris-Méditerranée, Paris, 1999.[8] Henri Béhar, La présence et le rôle des écrivains roumains de langue française, in Le Rameau d'or, No.2/1995, L'Avant-garde roumaine, Texte critique, notes et bibliographie, Petre Raileanu, Bucarest, Fondation Culturelle Roumaine.[9] Mircea Eliade, Fragments d'un journal, Paris, Gallimard, 1973, p.18.[10] Mircea Eliade, L'épreuve du Labyrinthe. Entretiens avec Claude-Henri Roquet, Paris, Pierre Belfond, 1978, p. 115.[11] Mircea Eliade, Doua traditii spirituale românesti, in Luceafarul, No.1, 1948, Paris.
by Petre Răileanu