L'écrivain Al. Odobescu appartenait à l'aristocratie roumaine et, conséquemment, avait été, dés son enfance, soigneusement éduqué par des gouvernantes et des précepteurs étrangers. Il a poursuivi ses études en France, à l'époque où Louis Bonaparte changeait de nom, pour devenir Napoléon III. Rien de plus naturel que le français fût pour lui la langue de tous les jours, la langue de la conversation et de la correspondance, langue qu'il maniait à l'aise, librement et couramment. Il était toujours très étonné de rencontrer quelqu'un, tel savant étranger, tel haut fonctionnaire, qui s'efforçât péniblement à s'exprimer en français. Il écrit dans une lettre: "Hier j'ai reçu la longue visite d'un jeune savant russe, M. Smirnoff que l'Académie de St.-Pétersbourg a chargé de faire des études sur les vases sassanides qui se trouvent dans tous les musées de l'Europe. Il est venu à Bucarest pour me consulter sur cette question que j'ai étudiée autrefois. Il parle très difficilement le français, et, de plus, il bégaye; malgré cela, nous avons longtemps causé…". Par contre, le roumain était, pour Odobescu, ce qu'une contrée exotique l'est pour un explorateur: un univers à étudier, à développer, à civiliser. Son œuvre littéraire et scientifique, quelque peu restreinte, mais exquise, est rédigée d'une manière très recherchée, foisonne de phrases amples, bien balancées, qui portent le cachet du style. C'est dans sa correspondance que Odobescu exhibe son côté "grand seigneur" de goût raffiné, qui aime les belles choses, la bonne chère, qui dépense sans compter, enfin, qui se la coule douce. Marié à Sacha Prejbeanu, parente des princes Bagration, il fait tout pour garder une indépendance de vieux garçon. Tout prétexte est bon pour tenir sa femme à l'écart. Ils vivent pratiquement séparés, lui à Bucarest ou bien à l'étranger, surtout à Paris, elle, avec leur fille, dans une petite ville de province et, pendant l'été, à la campagne. Leurs rencontres, pour brèves et rares qu'elles fussent, n'étaient rien de moins que passionnées. Il y a, dans les lettres que Odobescu lui adresse, des fragments écrits, par discrétion, sur des pages expressément détachables, qui font preuve d'une complicité érotique étonnante. Cela explique, peut-être, la complaisance de Sacha qui va bien au-delà des bienséances aristocratiques. Si la présence de sa femme lui paraît intenable, voire insupportable, Odobescu éprouve le vif désir d'avoir avec elle un contact permanent, quoique virtuel, par correspondance. Il lui écrit quotidiennement, quelquefois deux ou trois lettres par jour. Il lui fait part de tout ce qui peut être partagé, sans blesser quelqu'un qu'on aime à distance. Il ne se confesse pas, mais il se raconte abondamment. Impressions de voyage, études, achats, ameublement, mondanités, dîners somptueux, à ne pas oublier des tribulations et de continuels ennuis financiers, tout est sujet à partager avec sa femme. Il avait connu beaucoup de femmes ensorceleuses, force belles Hélènes et il va finir par mettre fin à ses jours, blâmant, à tort ou à raison, la dernière d'entre elles. Une seule, sa femme, est restée pour lui, telle Ariane, le guide fiable et le meilleur interlocuteur. Comme Thésée, il l'abandonne, mais ne cesse d'y penser et de s'entretenir avec elle, de loin. Voilà un fragment qui montre à quel point il est empressé: "Hier je ne t'ai pas écrit, je me le reproche; aussi j'espère compenser cette lacune par la lettre d'aujourd'hui, laquelle, si elle part ce soir par l'Express-Orient, t'arrivera un jour plus tôt que d'ordinaire, et dans ce cas tu ne seras pas le dimanche sans lettre de moi". Il décrit d'une plume alerte et fine les ennuis d'un déménagement: "Chez nous, on emballe piano-piano. Les images ont déjà formé une caisse; tous les portraits de toutes les chambres, – excepté la mienne dont l'emballage se fera à part à la fin, – les portraits donc forment la seconde caisse; la troisième, terminée hier soir, contient les bronzes. Aujourd'hui on commencera une avec les vases et autres". Le grand seigneur ressent le besoin de s'installer somptueusement, même pour de courts séjours. Ses inclinations artistiques dispendieuses ne manquent pas de lui créer des ennuis: "Je crains qu'aussitôt que ma retraite de mon poste diplomatique sera connue, ceux qui ont des billets échus feront le diable à quatre contre moi. Notre pauvre mobilier, tous nos effets, tous mes pauvres livres, tout est en danger imminent. Ce matin, j'ai reçu une sommation par huissier pour payer le loyer dans vingt-quatre heures, sans quoi mes meubles seront vendus. (…) J'attends avec anxiété ton envoi de demain pour me débarrasser de ce grippe-sou et partir aussitôt en promettant aux autres que je vais pour régler et que dans quinze ou vingt jours on aura déjà de mes nouvelles. Sans cela tout sera dans un péril inévitable". On se croirait, en lisant ce fragment, dans un roman de Balzac, si forte est l'impression d'urgence et de désarroi. Par ailleurs, il paraît que Odobescu a même inspiré un auteur parisien, qui en a fait le personnage d'un de ses livres. En dépit des vicissitudes, le grand seigneur garde toujours sa contenance et reste la tête haute. Dans l'une de ses dernières lettres, il met le point sur le i: "Vous êtes toutes les deux (Sacha et sa fille, n.a) auprès de lui (Théodore, le gendre n.a.), pour le soutenir et le relever: toi, qui a toujours de douces et réconfortables consolations dans tous les revers de l'existence; et Jeanne qui a, je crois, ma fierté altière de défier le mauvais sort". Enfin, se voyant mal compris et tenu à l'écart par la plupart de ses contemporains, il a la satisfaction d'écrire: "je n'en reste pas moins ce que je suis par moi-même, c'est-à-dire beaucoup plus que tous ceux qu'il vous plaira de mettre à ma place; ils ne me valent pas et je les méprise sans le leur faire sentir autrement que par la placidité et l'amabilité, l'égalité d'humeur que je garderai quand-même". Garder la tête haute, défier le sort, se dédier à la beauté, voilà de nobles pensées que le français exprime mieux que n'importe quelle autre langue.
by Adrian Mihalache