Souvenirs Et Impressions D'un Proscrit

1850 Arrivé enfin à la frontière de la France, pays des libertés, on descend à la douane. Je dus me soumettre à toutes les inquisitions.On cherche dans mon coffre, dans mon sac de nuit, dans ma giberne, dans mes poches!"Ici on soupçonne trop, plus qu'ailleurs, me suis-je dit."Dieu est bon, parce qu'il ne soupçonne rien; il sait tout. Là où les hommes sont trop soupçonneux, les hommes ne peuvent pas être tout à fait bons."Pourtant, je crus qu'on cherchait des lettres; les temps étaient difficiles. La sécurité publique avant tout.Mais non, l'on cherchait de la marchandise prohibée… dans un petit coffre! dans ma giberne! dans mes poches!Les voleurs de grands chemins ne m'auraient pas tant fouillé.Où est la liberté corporelle, la liberté au moins d'avoir ses petites provisions de voyage?- Avez-vous du tabac?- Vos chemises sont-elles neuves?- Vos rasoirs ne sont pas français.- Vous avez des objets de l'étranger.- Oui, messieurs. – Je n'ai pas voulu profaner le nom de citoyen. – Moi, en premier lieu, je suis un objet étranger. Cela est roumain, cela est slavon, cela est allemand.Je ne fais qu'entrer en France. Il n'y a rien encore de français en moi, excepté mon cœur.Je me suis repenti plus tard de ce bel enthousiasme.On chercha encore dans mon chapeau; car il était dans une boîte. Mes bottes furent respectées.Dans mon enfance, pesait encore sur mon pays le régime phanariote, et, sous un tel gouvernement, il y avait aussi des brigands.J'étais tombé une fois entre les mains de ces fonctionnaires de grandes routes. Il y a longtemps depuis lors, et j'avais oublié cette scène.A la frontière de la France, je m'en suis souvenu; je m'y sentis rajeuni. Je crus que je me retrouvais dans mes premières années.Tant il y avait de ressemblance entre messieurs les brigands et messieurs les douaniers.La manière de fouiller, par exemple, fut miraculeusement semblable; mais le résultat ou la fin différait un peu. Messieurs les brigands m'avaient demandé si j'avais de l'argent. / Non, leur avais-je répondu.Ils me regardèrent, et comme je n'avais pas l'air d'être ni banquier ni ciocoiu, ils me laissèrent.Messieurs les douaniers me demandèrent si j'avais de la marchandise. – Non, répondis-je.Et ma mine, mon petit coffre ne purent les convaincre que je n'étais pas marchand.Ils me firent l'honneur de me prendre pour tel, c'est-à-dire de faire des recherches comme chez un voleur.Je suis sûr que si j'avais eu du tabac, messieurs les brigands me l'auraient laissé passer, comme ma propriété. Messieurs les douaniers me firent des observations sur mes cigares: ils me demandèrent d'acheter ma propriété une seconde fois.Je n'ai pas voulu déshonorer la France en lui payant la liberté de mes goûts.Ce serait la traiter en prostituée à qui l'on achète ses plaisirs.Je fis donc cadeau de mes cigares aux fonctionnaires de la douane. Arrivé à Paris, les mêmes recherches à la douane, les mêmes soupçons, les mêmes conjectures de ma part.Mais pourquoi tant de gênes pour l'étranger, tant de précautions et de dépenses pour le pays?Pour interdire tout produit de l'extérieur. Le Peuple paye pour entretenir des douaniers et des soldats qui lui défendent l'abondance.Payer des fonctionnaires pour augmenter la misère! Le peuple doit être bien misérable ici.Car, être privé de l'industrie extérieure, c'est renchérir l'industrie intérieure.Arrêter tout produit étranger ou le soumettre à un droit exorbitant, c'est renchérir tout produit national, c'est renchérir le droit de vivre.Quelle logique! quel progrès! quelle civilisation! quel peuple docile et doux! Il doit travailler pour rendre heureux ceux qui ne le laissent pas vivre.Et je me suis rappelé le proverbe de mon pays "Il ne te laisse pas vivre, celui que tu ne laisses pas mourir."Dans ces réflexions, je traversais pour la première fois les rues de Paris.Le jour naissant faisait pâlir la lumière du gaz. Je descendis à l'hôtel et je m'endormis, fatigué du chemin et de pensées pénibles… A la vue de tant de rubans rouges sur les boutonnières, je dis: voilà les Rouges, ils ne portent plus le tricolore.- Mais ce sont des décorés, des chevaliers de la Légion-d'Honneur.- En vérité! Mais tant de vanité en République? Pauvres Juifs!... (sans un Moïse) ils ne peuvent oublier l'idolâtrie de Pharaon.Voir tant d'hommes promener leur vanité sur les Champs-Elysées! autre contraste.Mais le puéril et la caricature de voir le même ruban triple, à l'habit, au paletot, au manteau même, et tout cela chez des hommes âgés!!!Puis quel nom, quelle étiquette fausse! Champs-Élysées! et l'on n'y voit qu'une espèce de bois de Cythère, moins la poésie et la beauté fabuleuse.C'est une promenade pour rire, pour se réjouir, pour songer à tout autre chose qu'à la mémoire des trépassés.Mon Dieu! ces hommes ont tout à fait un autre vocabulaire. Par Champs-Élysées ils ont voulu parodier même un paradis oriental. Quelles houris matérielles! elles n'accourent qu'au son de l'argent.Un paradis muet de chasteté, aveugle de bonheur, stérile d'abondance, sec de tout ruisseau de miel et de lait.Où le pauvre mendie écrasé sous le char du riche, où la veuve étale ses enfants épuisés par la faim, où l'orpheline se corrompt, et où le jongleur représente la société.Si par Champs-Élysées ils n'entendent que cela, quel sens donnent-ils, dans leur vocabulaire, aux mots christianisme, démocratie, liberté, égalité, fraternité, représentant du peuple_...Mais nous étions venus à Paris pour plaider la cause de notre patrie. Nous voulûmes voir le ministre des affaires étrangères.La difficulté d'obtenir une audience démocratique me fit détester par principe tout parvenu.Trois semaines et pas une audience!Je présumai que c'était une de ces grandeurs naines dont s'efforce de se parer tout homme à l'âme petite.Je ne pouvais m'imaginer que c'était la peur de ne pas irriter le czar par cette réception.Pauvre petit ministre! il avait raison, car le czar est méchant et capricieux; il se fâche facilement.Il peut lancer un oukase et destituer à la fois et le président et les ministres de la République française.Par quelles difficultés et par quels sacrifices parvient on à de semblables dignités? et puis les perdre par une inconséquence!Le cabinet français n'osait pas nous recevoir. En trois semaines, je ne vis à Paris que les derniers jours du Bas-Empire, des hommes qui ne peuvent exister sans avoir un maître.Si l'on n'a pas de titre, on vous en donne, pour faire supposer qu'on est en relation avec un grand seigneur.Tout bourgeois veut être ou passer pour aristocrate. La liberté à Paris n'est qu'une allure aristocratique.C'est un pur égoïsme qui consiste à avoir la liberté pour soi-même seulement, et on achète cette liberté par sa propre servitude!Une manie d'être à tous les rois et les princes, d'être égal au moins aux marquis, à tout le monde privilégié.Mais être l'égal du prolétaire, ou mieux, faire du prolétaire son égal, quelle idée! ce serait de mauvais goût. Ce ne serait pas français. J'avais connu la France de loin; je l'avais connue par les livres. J'avais connu la France littéraire, poétique, libre, idéale; La France qui me parlait dans Fénelon, Rousseau, Chateaubriand et Lamartine; qui sentait en Bernardin de Saint-Pierre, qui déclamait en Talma, qui prophétisait en Lamennais.La France était mon rêve, et mon désir de la voir ardent comme celui du Psalmiste.Je l'ai vue enfin, je l'ai saluée la France démocratique, et quand je touchai sa capitale, je me dis: "Voilà le résultat de plus de soixante millions de bras et d'une vie de tant de siècles!"J'ai séjourné quelques semaines à Paris; j'ai vu, j'ai vu… Et enfin j'ai demandé: Où est l'Égalité, la Fraternité? et sans l'Égalité, où est la Liberté?...Plus on est à distance, plus les objets paraissent rapprochés entre eux. Les grands hommes du passé et du présent se montraient à mon esprit comme contemporains et comme formant un peuple d'élus.Du moins je croyais que l'âme des premiers et leurs idées s'étaient transmises dans la génération actuelle.Et je croyais à l'Égalité… à l'égalité possible.Eu arrivant à Paris, j'ai vu les génies et les talents à leurs places respectives; je les ai vus loin l'un de l'autre, disséminés dans le temps et dans l'espace.J'ai vu un peuple de victimes ballotté entre la tyrannie et l'anarchie, et la voix des justes se perdait dans le désert.J'ai cherché l'égalité matérielle, pour trouver ensuite l'égalité intellectuelle et morale. – C'est une utopie, me répondit-on.J'ai cherché l'égalité intellectuelle pour trouver ensuite l'égalité matérielle et morale. – C'est encore une utopie, me répondit-on.Si l'une et l'autre sont des utopies, je n'ai plus voulu chercher l'égalité morale, car elle ne peut exister sans la première et la seconde.- Où donc est l'Égalité? demandai-je. – Devant la loi, me répondit-on. – C'est une utopie, répondis-je à mon tour.La loi est forte et impartiale là où l'égalité matérielle, intellectuelle et morale se réalise davantage.


by Ion Heliade Rădulescu