Rapt De La Bukovine

D'APRES DES DOCUMENTS AUTHENTIQUES. L'occupation de la Bukovine ne répond pas aux protestations d'amitié données par l'Autriche à la Porte.La partie de la Moldavie occupée surpasse en fertilité et en valeur tout le reste du pays.Les habitants de la Moldavie supplient la Porte de les protéger contre une perte aussi importante.Les Moldaves sont dans une grande perplexité au sujet des moyens à employer pour éloigner le péril. Devront-ils s'occuper de leur salut avec leurs propres forces ou bien, n'étant pas défendus par leur Suzerain, devront-ils avoir recours à une autre puissance étrangère?(Dépêche du Prince Ghyka à la Porte, citée par Thugut, le 4 janvier 1775.) INTRODUCTIONIl y a quelques mois que le maire de Cernowitz, dans une proclamation en trois langues, invitait la population d'au-delà de la Molna à célébrer – par l'inauguration d'un monument dans la capitale du pays – le jubilé centenaire de l'annexion de la Bukovine à l'Empire d'Autriche.Cette fête devait avoir lieu le 25 avril (7 mai) 1875, anniversaire du 25 avril (7 mai) 1775, jour auquel, par une convention soudoyée, la Turquie reconnut le fait accompli du rapt de trois districts de la Moldavie, surnommés plus tard duché de Bukovine.C'est cette œuvre de rapt et de corruption que M. le maire de Cernowitz se plaît à nommer dans sa proclamation: Réunion de la Bukovine à l'Autriche. M. le maire d'Iassy, aux applaudissements de la Roumanie entière, prit la résolution, le 25 avril (7 mai 1875), de faire célébrer une messe également dans l'ancienne capitale de la Moldavie et d'élever un monument funéraire pour éterniser la mémoire de Grégoire Ghyka W: qui, comme prince et comme roumain, s'était opposé de toutes ses forces au démembrement de la douce Bukovine du sein de la mère-patrie, et qui avait payé de sa vie sa patriotique résistance. Nous nous proposons d'examiner ici laquelle de ces deux fêtes peut trouver sa justification devant l'histoire impartiale, devant la morale publique et devant la conscience humaine.Les odieuses menées par lesquelles l'Autriche a réussi à s'emparer de la plus belle partie de la Moldavie, avec Campu-Lungu, ancienne république roumaine, avec Suceava, capitale des princes-héros, avec les monastères les plus beaux et les plus célèbres, comme celui de Putna, qui abrite les restes d'Etienne le Grand et de la dynastie des Dragochs, ces menées, qui, devant l'éternelle justice, ne peuvent jamais être frappées de prescription, n'étaient connues jusqu'ici que par les traditions transmises par les vieux moldaves, témoins oculaires de la spoliation.De même, le cœur seul du peuple roumain, qui n'oublie jamais un bienfait, a été l'unique archive qui nous a conservé, à grands traits, la lutte constante de Grégoire Ghyka W: et des boyards moldaves pour ne pas laisser morceler l'héritage de leurs ancêtres.Une heureuse indiscrétion nous permet aujourd'hui de prouver, par les actes diplomatiques mêmes des puissances qui ont conçu, ourdi et perpétré la spoliation, de prouver, disons-nous, que la voix du peuple roumain est la voix de la vérité, la voix de Dieu, tant en ce qui regarde le rapt de la Bukovine, qu'en ce qui regarde le meurtre de Grégoire Ghyka W: victime de la vengeance de l'Autriche.Nous avons sous les yeux la correspondance authentique échangée entre le prince de Kaunitz, chancelier impérial de Marie Thérèse, et le baron de Thugut, internonce autrichien à Constantinople; cette correspondance est précisément celle de 1771 à 1777, laps de temps pendant lequel se sont accomplis le rapt de la Bukovine et le drame sanglant du beilik d'Iassy.Les originaux de ces actes précieux se trouvent à Vienne dans les archives secrètes de l'Empire. Ils sont écrits la plupart en allemand; quelques-uns, en petit nombre, sont rédigés en langue italienne ou française.Nous voulons, nous aussi, nous associer au jubilé hébreo-autrichien de Cernowitz. C'est ce que nous faisons en publiant, fidèlement traduits, quelques extraits des notes diplomatiques de Kaunitz et de Thugut. Ces notes à la main et le texte sous les yeux, nous nous croyons le droit de soutenir que la prise de la Bukovine est un acte de spoliation dont l'histoire moderne ne peut fournir d'autre exemple, qui est du reste de beaucoup inférieur à celui du démembrement de la Pologne; que, par conséquent, la statue de l'Autriche que l'on a l'intention d'élever à la lâcheté et à la corruption et décoré du nom de succès diplomatique.Les actes de Kaunitz et de Thugut eux-mêmes prouveront que, du moment qu'une puissance qui prétend être depuis des siècles le phare de la civilisation allemande en Orient, rompt en visière avec toutes les obligations internationales, avec toutes les lois de la morale publique et privée, pour déchirer un pays faible dont le seul crime est de posséder des districts, des villes et des villages bons à voler; ce petit pays avait un prince et des boyards qui, en dépit de leur barbarie, ont toujours su résister courageusement à toutes les menaces, à toutes les corruptions et qui, dans les affaires de leurs pays, ont donné des preuves d'un patriotisme si ardent, d'une vertu si énergique, que leurs puissants spoliateurs eux-mêmes ont été forcés de les transmettre à la postérité.Nous n'entrerons pas dans des détails; nous laisserons parler les actes mêmes.Voici ce qu'ils dévoilent.De tous temps, l'Autriche a convoité l'annexion de la Moldavie et de la Valachie. Comme il lui était impossible de tout prendre, elle se contentait de parties et même de petites parties. Son moyen favori d'envahissement, moyen qui ne l'exposait à aucune guerre, à aucune difficulté internationale, moyen qu'elle employait en temps de guerre et en temps de paix et, disons-le, qu'elle emploie encore de nos jours, ce moyen était le déplacement des frontières par l'avancement des aigles impériales. Nous employons l'expression favorite des diplomates autrichiens.La Cour de Vienne trouvait de l'opposition en Russie, à l'égard de l'incorporation entière des Principautés; c'est pourquoi nous voyons, pendant toute la durée du siècle dernier, les ministres d'Autriche tantôt proposant au Cabinet de St-Pétersbourg le partage des Principautés, tantôt, une occasion favorable se présentant, mettant la main sur une partie de la Roumanie.Les parties qui excitaient surtout les convoitises de l'Autriche étaient les localités qui l'auraient mise en possession des deux versants des Carpathes. Ces localités étaient, en Valachie, le banat de Craiova et, en Moldavie, les districts limitrophes du Cerimousch au Milcov.A l'appui, nous citons le traité secret conclu entre l'Autriche et la Porte (6 juillet 1771) pendant la guerre entre la Turquie et la Russie. Par ce traité l'Autriche s'engage à prendre part à la guerre contre la Russie. A titre de récompense, cependant, elle se réserve par l'article 2 les clauses suivantes:"La sublime Porte, comme preuve de sa gratitude et de sa parfaite reconnaissance pour la généreuse conduite de L.M. imp.et roy. Apostoliques, leur laissera de plein gré et leur donnera en don toute la partie de la Valachie bornée d'un côté par l'Ardeal et le Banat Timissien, de l'autre par le Danube et l'Olt, la Cour impériale ayant droit de supériorité sur l'Olt, etc."Ce démembrement de la Valachie, l'Autriche le demande précisément au moment où la Russie, appuyant les anciennes capitulations des Principautés roumaines, posait la reconnaissance de leur indépendance comme condition sine qua non à la conclusion de la paix avec la Turquie.Voilà pourquoi l'Autriche ne réussit pas à mettre la main sur la Valachie d'au-delà de l'Olt. Mais un événement fatal à une nation, avec laquelle la Roumanie avait été depuis des siècles, tantôt en paix, tantôt en guerre, le partage de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, vint fournir à cette dernière l'occasion de se dédommager, au détriment de la Moldavie, de l'échec subi en Valachie, sans toutefois renoncer à ses projets sur l'Olténie.Dans le fatal partage de la Pologne (l'an 1772) le lot de l'Autriche fut la Galicie avec la Pocucie, ancien fief d'Etienne le Grand.Une fois maîtresse de la Galicie, il fallait à l'Autriche une communication directe entre cette province et la Transylvanie: il lui fallait un chemin, et ce chemin ne pouvait passer que par la Moldavie. Voilà ce qui inspira la première idée de la prise de la Bukovine. – Un chemin seulement!...Ce chemin se changea bientôt en un territoire de 178 milles allemands carrés, avec 233 villes et villages, avec les plus belles montagnes, les forêts les plus riches, les plaines les plus fertiles, en un mot, la clé de la Moldavie, comme l'affirme Kaunitz lui-même. Mais il fallait un prétexte à la Cour de Vienne pour devenir la maîtresse de ce pays sur lequel elle n'avait aucun droit. Ce prétexte fut trouvé. La Pocucie avait des droits sur la Moldavie! Marie-Thérèse était devenue souveraine de la Pocucie, Marie-Thérèse avait par conséquent le droit de compléter les frontières de la Pocucie! La Moldavie supérieure, avec son ancienne capitale Suceava, avec l'évêché orthodoxe de Rădăutzi, fondé par Alexandre le Bon, avec les monastères de Putna, de Sucevitza, de Voronetzu, de Dragomirna, avec la ville de Cernowitz dont les préfets figuraient dans toutes les chartes, dans toutes les lois du pays, depuis la descente, en un mot, le berceau, le cœur de la Moldavie étaient une simple violation de frontières des Moldaves sur la Pocucie! Voilà le prétexte que l'Autriche mit en avant. Elle ne demandait que l'intégrité des frontières de la Pocucie.Que nos lecteurs ne se moquent pas de nous, qu'ils ne nous accusent pas de faire une plaisanterie indigne de l'histoire. Tel était réellement le prétexte mis en avant par le Cabinet de Vienne pour justifier la prise de la Bukovine."Ainsi que je vous en ai informé, dit Kaunitz dans sa note à Thugut, de 20 septembre 1774, la décision impériale est de s'approprier le district en question de la Moldavie comme un bien usurpé par les Turcs et sur lequel nous avons des droits, en vertu de la cession d'une partie de la République polonaise à la maison impériale."


by Mihail Kogălniceanu