CONSIDERATIONS GENERALES L'étude des forces sociales et de leur manière d'agir constitue la partie la plus considérable de la science sociale, et ce n'est pas le but de ce travail de s'en occuper de trop près. Ce que nous en avons dit a principalement eu pour objet de donner une idée de l'aspect sous lequel se présenterait cette étude, envisagée au point de vue où nous nous sommes placés. Aussi n'y insisterons-nous pas davantage, et ne nous arrêterons-nous pas sur certaines forces sociales de premier ordre, telles que celle de la religion et tant d'autres. Pour clore ce chapitre nous présenterons quelques observations générales sur ce que nous venons d'exposer. Généralement le mot force éveille dans l'esprit l'idée d'une action immédiatement sensible, plus ou moins. Nous entendons par là les forces matérielles, celles qui produisent le mouvement de la matière, aussi bien que les forces sociales, telles que nous les avons définies. Et cependant dans la plupart des cas il n'en est pas ainsi. Prenons comme exemple l'attraction, la mieux connue de toutes les forces naturelles, celle qui régit l'univers entier, et en même temps celle dont l'action se manifeste par les effets les plus considérables, puisqu'elle fait mouvoir des corps immenses avec des vitesses qui dépassent l'imagination. Cependant l'intensité de l'attraction qui s'exerce entre deux masses d'un kilogramme chacune, placées à une distance d'un mètre l'une de l'autre, est à peine de sept millionièmes de milligramme; ce chiffre est au moins mille fois plus petite que le plus petit poids que nos appareils de pesée les plus sensibles puissent déceler. Nous avons dit aussi que l'on estime à un quart de milligramme à peine par mètre carré la force de la pression de la lumière solaire à la distance de la terre; et cependant c'est cette force si petite qui très probablement est la cause d'un phénomène considérable, celui de la queue des comètes, et peut-être aussi celle de certains autres phénomènes encore inexpliqués. La montée de la sève dans les vaisseaux des végétaux est due à la capillarité et au vide produit dans ces vaisseaux par l'évaporation qui a lieu dans les feuilles. Ces forces sont assurément tellement petites, qu'on ne pourrait les exprimer que par des fractions infinitésimales du milligramme pour chaque végétal; cependant ce sont elles qui donnent lieu au phénomène de la végétation; sans elles, la vie disparaîtrait entièrement à la surface de la terre. Ces exemples peuvent être multipliés autant que l'on veut: la force qui transporte les signaux télégraphiques le long d'un fil métallique d'une longueur de plusieurs milliers de kilomètres, celle qui fait vibrer la plaque du téléphone ou les cordes vocales d'un orateur, celle qui est suffisante pour exciter le nerf qui fait contracter le muscle, celle qui par la variation qu'elle imprime au flux sanguin porté à la tête est peut-être la cause de la production de la pensée d'un homme de génie, sont toutes des forces qui, si elles pouvaient être exprimées par des nombres, défieraient par leur petitesse l'imagination la plus puissante. Dans tous ces exemples, malgré la petitesse de la force employée, l'effet peut être considérable, fût-il purement mécanique, comme dans les premiers, fût-il de nature sociale, comme dans les derniers; car la force mécanique infinitésimale qui a permis à un orateur de prononcer un discours ou qui a transmis un certain télégramme peut déchaîner des événements d'une portée incalculable. Cette constatation fait voir que la grandeur de l'effet d'une force quelconque, mécanique ou sociale, n'est pas en rapport seulement avec la grandeur de la force, mais qu'elle dépend aussi d'autres circonstances. Nous avons démontré que la quantité de mouvement développée par une force sur une masse donnée est d'autant plus grande, qu'elle agit pendant un temps plus long. Il en résulte qu'une petite force qui agit pendant longtemps peut donner lieu à une quantité de mouvement aussi grande qu'une force considérable dans un temps très court. Mais les petites forces peuvent donner lieu à des effets considérables encore d'une autre manière. Considérons un corps pesant posé sur une table horizontale parfaitement polie. Ce corps restera immobile tant qu'il ne sera soumis à d'autres forces que son poids et la résistance de la table, qui l'empêche de tomber. Mais appliquons à ce corps une force horizontale, même très petite; il se mettra en mouvement dans le sens de cette force, car la table étant parfaitement polie, il n'existe pas de frottement, et par conséquent il n'existe aucune cause qui annule l'effet de la force horizontale. Si cette force est très petite, le mouvement horizontal du corps sera très petite, le mouvement horizontal de corps sera très lent. Cependant il viendra un moment où il arrivera au bord de la table, et alors il tombera verticalement, et cette chute pourra donner lieu à des effets mécaniques considérables: elle pourra briser un obstacle ou enfoncer un pieu en terre ou déclencher le mouvement d'une machine à vapeur de mille chevaux de puissance. Tous ces effets pourront avoir lieu en très peu de temps, si le corps pesant était primitivement posé tout près du bord de la table. Voilà donc un cas où une très petite force a pu donner lieu à de grands effets en un temps très court. Mais on voit bien que dans ce cas ce n'est pas la petite force que nous avons appliquée au corps lourd qui a produit ce grand effet, mais le poids de ce corps. La petite force n'a fait que permettre à l'attraction terrestre d'exercer son action, en écartant la résistance de la table qui s'y opposait; elle n'a fait que déclancher cette attraction. Ces phénomènes de déclenchement de grandes forces par de petites se présentent très souvent dans la mécanique des corps matériels, et ils sont peut-être encore plus fréquents en Mécanique Sociale. Des événements qui au premier abord sembleraient peu naturels deviennent ainsi parfaitement explicables. L'histoire est pleine d'exemples de mouvements populaires qui ont éclaté brusquement, comme de véritables explosions, dus le plus souvent à des causes en apparences insignifiantes. La révolution de Masaniello ne serait due qu'à la colère d'une vieille femme qui vendait des figues; la chute des Bourbons en France à la campagne de presse contre les ordonnances de juillet; celle de Jacques II en Angleterre à l'insolence et aux cruautés d'un de ses conseillers. Mais en réalité dans chacun de ces cas la véritable force qui a agit a été celle de tout un peuple dont l'énergie n'attendait qu'une occasion pour renverser des obstacles qui s'opposaient depuis longtemps à son expansion dans une certaine direction. Par une comparaison très juste, on dit que, dans ces occasions, l'incident qui a été le point de départ des événements n'a été que "l'étincelle qui a mis le feu aux poudres". La manière dont le Japon a fait son entrée dans le monde civilisé ne peut pas être attribuée seulement à la révolution de 1867 et à l'intelligence supérieure d'un souverain et de quelques ministres qui n'ont pas craint d'introduire dans leur pays les innovations de la civilisation occidentale. Ce ne sont que des incidents, grâce auxquels l'immense somme d'énergie et d'intelligence qui résidait dans le peuple japonais a pu se manifester. L'action d'un individu sur la marche d'une société devrait être toujours presque nulle, car si puissante que soit sa personnalité, il est évident qu'elle serait impuissante à pousser, par sa propre force seulement, toute une société dans une certaine direction. Si le contraire arrive, si tant d'individus ont exercé une influence souvent décisive sur les évènements, c'est que toujours, sans exception, ces individus, soit à leur insu, soit de propos délibéré, ont pu déclencher certaines forces sociales ou les orienter dans une certaine direction. En Mécanique Sociale, pas plus qu'en Mécanique Rationnelle, il n'est pas possible de créer de la force, ni de faire produire à une force un effet qui ne soit pas en rapport avec sa grandeur et avec le temps pendant lequel elle agit. Si Mohammed a pu remuer le monde, c'est que sa doctrine, adaptée exactement aux qualités et aux défauts du peuple arabe, a pu mettre en mouvement ses forces vives. Si elle s'était adressée à un peuple entièrement différent, tel que les Chinois, il y a longtemps qu'il n'en resterait plus trace.Si jamais on s'avise de faire pour les forces sociales ce que l'on a fait pour les forces physiques, et que l'on tente d'établir pour elles aussi le principe de l'équivalence des forces, on devra tenir compte de ces observations, et faire la part exacte de chacune des forces qui entrent véritablement en jeu dans chaque cas. (…) En effet, il ne suffit pas que la somme de bien-être économique, intellectuel et moral d'une société soit grande; il est encore nécessaire qu'elle soit repartie aussi harmoniquement que possible dans la masse sociale; car il est difficile d'appeler riche ou cultivée une société où les fortunes colossales de quelques individus s'élèvent au-dessus d'une tourbe d'affamés, où une mince couche intellectuelle recouvre et cache la masse profonde qui croupit dans l'ignorance. Si un idéal doit être poursuivi, ce n'est que dans cette direction qu'on peut le chercher; car on conçoit très bien un état social où tous les individus aient une part suffisante dans tous les bénéfices de la civilisation; et si l'atteinte d'un pareil idéal semble difficile, il est toujours permis de faire des efforts pour en approcher le plus possible. L'état ainsi défini représente, en quelque sorte, la civilisation intérieure, par opposition à la civilisation extérieure, représentée par la grandeur et la direction du vecteur résultant des poids sociaux de la masse considérée. * On est loin d'être d'accord sur la forme sociale qui réaliserait le plus parfait état de civilisation intérieure. On prêche pour l'égalité absolue; mais elle est évidemment impossible à réaliser; de plus, nous avons démontré (ch. IV, 9) que, même si elle l'était, elle ne représenterait pas en général un état social stable. Il ne suffit pas de dire que la condition pour qu'une société soit parfaitement civilisée est que tous ses membres soient parfaitement heureux. Le mot bonheur est un terme vague, qui ne désigne qu'un état d'âme essentiellement variable, non seulement d'un individu à l'autre, mais aussi d'un moment à l'autre pour le même individu. Autrefois, les naturels de la Polynésie étaient heureux tant que leur case était en bon état et que leur provision de noix de coco était assurée; leur bonheur a cessé le jour où ils se sont aperçus qu'ils pouvaient être plus heureux, en possédant du tabac ou de l'eau-de-vie. Il est plus exact de dire que la civilisation doit avoir pour but de faire diminuer la somme de souffrance de la société humaine. La souffrance est quelque chose de réel, et malheureusement de plus stable que ce que l'on appelle le bonheur. Depuis qu'elle existe, l'humanité ne fait que lutter, d'une manière plus ou moins consciente, mais sans cesse et sans répit, pour amoindrir les maux dont elle souffre et pour se faire une part plus large aux joies de la vie. Elle mérite d'autant plus le nom de civilisée, qu'elle réussit mieux dans ses efforts. Tout événement qui a pour effet d'augmenter la somme de la souffrance ou même de s'opposer à sa diminution, signifie un mouvement de recul vers la barbarie. Mais poser des principes ne suffit pas; aussi les sociologues et les hommes d'état s'efforcent-ils de définir de plus en plus clairement l'objet de leurs efforts. On sait aujourd'hui, ce qu'on n'aurait jamais dû ignorer, que chaque homme a droit à un minimum de bien-être, qui comprend: la liberté et la sécurité personnelle; la nourriture saine et suffisante; l'habitation hygiénique; l'habillement. Si ces conditions ne sont pas remplies, la limite de souffrance supportable risque d'être dépassée, ce qui crée le danger de commotions qui menacent l'existence du corps social, et qui en tout cas sont pour lui des causes de perte d'énergie. Aussi les sociétés où ce minimum n'est pas assuré sont-elles mal assises, mal équilibrées et d'autant plus éloignées de l'état de civilisation intégrale.
by Spiru Haret