L’expérience Microphysique Et La Pensée Humaine

CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES DU PHENOMENE DE LA CONNAISSANCE ET DE SA PSYCHOLOGIE LOGIQUE L'enthousiasme des nouvelles conquêtes, plutôt des nouvelles aventures de l'avant-garde scientifiques, incite – ce qui est le propre de toute jeunesse – à un certain mépris pour les fondements philosophiques de la science et surtout pour cette activité préscientifique de l'être humain. Mépris utile peut-être pour l'élan et la foi du soldat de la connaissance scientifique. Dangereux, pour le philosophe et même pour le savant créateur, réformateur, car c'est toujours, comme Einstein notamment l'a bien senti, en remettant en question certaines attitudes élémentaires, nous ne dirons même pas de l'esprit, mais de l'homme, dans toute sa complexité historique, psychologique, vitale, que des directives nouvelles et fertiles s'élaborent, que de nouveaux courants raniment cette terre ingrate et pourtant miraculeuse de la pensée spéculative. Nous ne considérons pas que la science classique s'est trompée et que les sciences nouvelles sont enfin sur la voie de la vérité. Nous avons même la conviction que rien n'est erreur, ou, plutôt, que l'erreur a sa réalité, son sens et son rôle à jouer. Qu'est-ce que la science macroscopique, dite aujourd'hui classique? Deux séries d'expériences, des plus simples, apparemment, et des plus décisives, me sont permises, me sont même, dirait-on, inéluctablement imposées: D'une part, je peux rester immobile et je peux bouger, je peux fixer mon attention sur une chose et je peux la déplacer sur une autre. Aucun de ces comportements, sans doute extrêmement complexes, ne va sans une perturbation de tout ce qui m'entoure. Je peux arrêter une chose mobile, c'est-à-dire la faire participer de mon immobilité ou, disons, de mon non-changement, de ma permanence, plus ou moins éphémère; je peux, au contraire, lui imprimer une variation, la faire participer de mon changement, de mon mouvement perturbateur et diversifiant. Que se soit à l'aide de tel organe moteur, de telle force propulsive, dérivée ou symbolique, de telle idée, de tel mot. Il y a là, pour moi, la possibilité de deux attitudes contraires et contradictoires, dont je possède la double virtualité, à moins que je ne leur trouve, à chacune, un plan respectif d'actualisation, sans quoi elles s'inhiberaient réciproquement; attitudes que la logique a sublimées en l'affirmation A est A et la négation A est non-A, et dont l'incompatibilité en acte définit le principe même de non-contradiction. Et, d'autre part, je perçois, de la façon la plus générale, soit des choses, tout autour de moi, qui se ressemblent ou s'agglomèrent en des "tous", dont on ne distingue pas ou plus les parties, et des choses différentes ou qui se différencient en certaines multiplicités, soit des événements nouveaux. Il y a, dans ce domaine, qui est en dehors de moi et de mon action, moins visiblement, et que l'on appelle vulgairement objectif, des permanences et des altérations, des conservations et des disparitions, en un mot des identités, plus ou moins pures et plus ou moins résistantes, et des diversités ou non-identités, plus ou moins libres ou riches ou agissantes. Ici aussi, nous nous trouvons en présence d'une dualité de contraires, contradictoires quand il s'agit de leur passage à l'acte au même moment et dans le même lieu, et qui engendre la sublimation conceptuelle des notions logiques générales d'identité et de non-identité ou diversité. Mais puisque j'assiste, je peux assister à ce spectacle, ce n'est pas sans en être touché ou perturbé, à mon tour, ne serait que de par l'activité sensorielle qui l'enregistre, que de par les organes des sens qui doivent en être impressionnés, et nous savons ce que cela exige et entraîne de complexes actions et réactions physiologiques et psychologiques. De même que, tout à l'heure, nous ne pouvions pas faire un geste, dans un sens ou dans le sens opposé, sans agir sur tout ce qui nous entourait, de même, maintenant, rien ne peut se passer, au dehors, dans un sens ou dans le contraire, qui nous affecte, en quelque sorte, à notre tour. Précisons donc, maintenant, que cette dualité contradictoire, subjective ou objective, se donne comme une dualité de possibles inverses, se refoulant l'un l'autre. La notion de possible pourrait ainsi se définir comme celle d'un état ne pouvant être, pour le moment, ni actuel ni virtuel. Nous appellerons actuel le possible qui se réalise – nous spécifierons en son temps ce que cette réalisation veut dire – et virtuel le possible qui ne peut se réaliser du fait qu'il est tenu dans l'état de pur possible par son contraire, s'actualisant en opposition, en contradiction avec lui. Lorsque je m'assois, je réalise la possibilité d'être assis, en repoussant celle par exemple de marcher, qui devient un possible, en tant que tel, impossible ou une virtualité. Que j'actualise celle-ci, et les rôles s'intervertissent. (La virtualité est donc un possible auquel le possible contradictoire interdit le plan de l'actualisation, dont il s'empare; et l'actualité est un possible qui se réalise en rendant impossible ou virtuel le possible qui lui est contradictoire. Ces considérations, qui s'expliciteront tout au long des pages de ce livre et qui commandent, semble-t-il, de plus en plus les rouages les plus profonds de la physique mathématique de l'expérience quantique, sont presque des axiomes, du moins peuvent-elles être prises comme telles, sans avoir même à recourir aux amples justifications et discussions que nos travaux ci-dessus cités leur consacrent). Remarquons, de plus, que cette opération d'actualisation d'un possible en virtualisant le ou les possibles contradictoires, constitue une transcendance de la contradiction, de l'état de doute de la possibilité en tant que telle, avant son passage sur ces deux voies: actualisation et virtualisation concomitantes, qui s'ouvrent devant elle. Nous avons montré même, dans nos travaux, qu'il n'existe pas d'autre moyen de transcendance, c'est-à-dire de refoulement asymptotique de la contradiction; mais cela n'a pas d'importance, pour le moment. Supposons, dès lors, – supposition qui est, d'ailleurs, un fait d'expérience – en tant que sujet, j'actualise un comportement quelconque de conservation ou même d'identité. Du réflexe, notamment, jusqu'aux plus hautes réalisations volitionnelles, le processus est essentiellement le même. Il s'agira, par exemple, de la subordination d'une série d'éléments, à la fois intérieurs et extérieurs au sujet, à la réalisation de telle permanence ou de telle continuité (physiologique, psychologique, sociale, etc.) ou encore du maintien de tel événement – ce mot, dans l'acception la plus large possible, désignant même l'introduction de telle configuration spatiale dans le champ de l'action – identique à lui-même. Nous conviendrons d'appeler cette activité, une activité de nature synthétique, parce qu'elle fait converger un ensemble d'éléments vers la fin identifiante qu'elle se propose d'actualiser. Mais comment est-elle possible et que va-t-il en résulter?Elle n'évolue, certes, pas, au cours de cette actualisation, comme sur une piste libre…, puisqu'il y a précisément activité. Il faut, de toute nécessité, qu'elle conquiert, autrement dit, qu'elle triomphe des forces antagonistes. Quelles sont-elles? Mais justement les possibles contradictoires réalisés ou se réalisant contre elle. A une activité tentant de réaliser quelque permanence, quelque homogénéité, quelque identité, s'opposera, comme possible contradictoire, quelque possible de négation, d'hétérogénéité de diversité. Dès lors, si celle-là "réussit", ce n'est qu'en virtualisant celui-ci. Cette actualisation synthétique identifiante, aussi élémentaire fût-elle, refoulera donc, comme au dehors et tout autour d'elle, les possibles de perturbation diversifiante ou destructrice, qui apparaîtront donc, par là même, comme objectifs, comme peuplant le champ de l'objectivité par rapport à elle. Si, maintenant, en tant que sujet, je suis intégralement à son service, en elle, si bien que je puisse considérer, par une audacieuse généralisation, que tout ce qui relève d'elle me caractérise, je définirai l'univers extérieur, dans lequel je rejetterai même les non-identité apparemment intérieures, comme un chaos, une anarchie où règne le changement, la diversification et l'anéantissement les plus libres, que j'appellerai l'irrationnel, en convenant de n'appeler rationnel que ce qui participe du possible A est A que je tente d'actualiser. Mais que l'on fasse l'expérience inverse, et les choses deviendront peut-être plus intéressantes encore. Que je sois maintenant le siège, toujours en tant que sujet, d'une activité de différenciation et de changement, que nous appellerons analytique, en convenant que cette activité n'est pas la découverte des éléments derniers ou des parties constitutives d'un "tout", mais l'opération même de division, de désagrégation, de dissociation de ce "tout" en éléments ou parties qui, de ce fait même, se distinguent et doivent différer les uns des autres, et dont la multiplicité différenciatrice peut ou ne peut pas être limitée. L'analyse n'est pas, comme une définition trop courante l'indique, l'appréhension de quelque multiplicité limite et fondamentale, mais, selon nous, et c'est en cela qu'elle s'oppose à la synthèse, ce pouvoir même de rupture diversificatrice et de révélation d'une pluralité – hétérogène, apparemment ou non, puisque telle –, là où quelque entité homogène occupait le plan du donné actuel. Actualiser quelque hétérogénéité? Mais il semble, comme nous le disons plus haut, que nous ne puissions pas faire un pas, bouger un doigt, ouvrir un œil, proférer le plus faible son, sans introduire un changement dans le cours des évènements actuels, sans perturber le plan de l'actualité. Il est certain que j'actualise ainsi un pouvoir virtuel de négation et de rupture, une possibilité analytique qui est un véritable dynamisme passant de la puissance à l'acte, quelle qu'en soit l'origine intérieure ou extérieure. Un organe des sens, ce prodigieux appareil d'actualisation de la diversité sensible, est avant tout un dispositif vital permettant le plus ou moins libre développement ou passage à l'acte de la fonction analytique qui le commande et l'engendre même. Pavlov appelle même tout organe de sens un analyseur. Mais sur quoi opère-t-il? De toute évidence sur quelque entité non-différenciée, sur quelque homogénéité occupant initialement le champ de l'actualité. La réduira-t-il à néant? A sa place, une profusion de diversités apparaîtront, données actuelles, présentes; mais l'aspect synthétique demeurera comme un possible, puisqu'il était tout à l'heure actuel, il constituera comme une sorte de réalité extérieure, derrière ou par-dessus la diversité actuelle; par le fait qu'il est repoussé hors de celle-ci, dont je suis, en tant que sujet, le siège ou l'auteur, et virtualisé par là même, il ira à la fois donner naissance à la perception et au concept et peupler l'objectivité. Mais l'activité analytique fera mieux encore. Son actualisation, comme nous l'avons vu, se heurte à des résistances identifiantes. Elle en conquérra certains secteurs, certaines étendues, et s'arrêtera, épuisée, dans son effort. Elle sera, dès lors, en présence comme de limites extérieures et contradictoires prenant l'aspect d'identités concrètes et actuelles, pour le moment, mais susceptibles, à en juger d'après ses réussites antérieures, de rejoindre la sphère des virtualités objectives du concept. Par une généralisation des plus naturelle – puisque nous avons affaire là à un dynamisme que rien ne peut limiter, en principe, sinon, en acte, le dynamisme contradictoire –, on pourra considérer comme relevant du sujet, particulier et indéfiniment changeant, tout ce dont il est le siège, tout ce qu'il actualise, c'est-à-dire la diversité en principe illimité des phénomènes, et voir, dans l'univers extérieur, le lieu des synthèses et de l'ordre identifiant du rationnel. Certes, dans l'existence intégrale, pour ainsi dire, d'un être humain, ces deux mécanismes que nous venons de décrire alternent et se combinent sans relâche, en des sortes de complexes d'autant plus savants et nuancés que cet être est plus évolué. Il faut, pourtant, reconnaître que le butin des différenciations est bien plus riche que celui des synthèses, sur le plan du vécu, c'est-à-dire des données actuelles subjectives. Tout est voué à l'altération et au changement, au temps, à l'instabilité et à la destruction, dans ces domaines de faits de l'actualité subjective. Des synthèses, des comportements identifiants, sans doute, y prennent-ils figure. Ils ont pourtant l'air d'avoir moins de réalité actuelle, ils semblent plus théoriques, plus virtuels. Et cela est suffisant pour se faire une idée de ce que fut et est encore la science dite classique. Nous avons dit qu'en dehors des possibilités du sujet d'actualiser soit l'un soit l'autre des termes contradictoires de la dualité qui s'offre à lui, le même sujet assistait à une semblable oscillation et transcendance de la contradiction dans l'univers de l'objet. Objet qui agit sur le sujet, comme celui-ci agit sur celui-là, soit pour y introduire des analyses différenciatrices soit pour y édifier des synthèses identifiantes. Des voies parallèles et des harmonies peuvent ainsi s'établir entre le sujet et l'objet, mais aussi d'inextricables et paralysants conflits. La science classique, dès lors, obéissant, d'une part, au mécanisme de cette connaissance vulgaire que nous venons de décrire, s'en arrachant, d'autre part, par le procédé dont nous allons dire quelques mots, va tenter de détacher l'objet du sujet. Opération capitale, déterminant sa structure même. Puisqu'en actualisant, en tant que sujet, la diversité des choses, j'aboutis à des données conceptuelles d'identité, qui semblent constituer comme une sorte d'objectivité par rapport à mes données vécues, d'incessante hétérogénéité, et comme, d'autre part, l'abondance de ces dernières semblent de plus en plus me caractériser, il serait peut-être possible de suivre le comportement, le fil diversifiant des phénomènes extérieurs, c'est-à-dire de les actualiser dans toute leur liberté possible, en mettant pour ainsi dire mon sujet à leur service, à leur image, le plus que je pourrai. N'arriverai-je pas, de la sorte, à dégager les synthèses et les identités qui leur sont adéquates contradictoirement, qui les dominent du haut de leur réalité, virtuelle certes, par rapport à l'expérience, mais, par là même, conceptuelles, théoriques et donc à l'abri des vicissitudes et du caractère irrationnel du plan des données actuelles? Ce ne serait pas, alors, en présence de synthèses adéquates contradictoirement au sujet, à l'expérience du sujet que nous nous trouverions, mais de celles adéquates à l'objet, dont le sujet ne serait que le véhicule, l'impartiale représentation. Le grand postulat de base de toute la science classique, c'est la séparation de l'objet d'avec le sujet, en une démarche qui en fera une séparation de la réalité d'avec l'apparence, de la vérité d'avec l'erreur. Mais ce n'est pas là, bien entendu, un postulat explicite et délibéré. L'histoire de la science classique le dégage petit à petit, au fur et à mesure de son développement, c'est-à-dire de sa réussite. Durant mille et mille expériences, dont la richesse et la complexité s'accroîtront d'année en année, de siècle en siècle, l'esprit des hommes se trouvera devant ce phénomène étrange de la connaissance, devant cette sorte de comportement de la vérité qui consistera toujours à être obligé d'épouser ou d'actualiser la diversité la plus libre des données naturelles, de remplir le secteur du réel actuel des informations les plus hétérogènes, changeantes, évanouissantes qu'offrent les sens, comme au moyen de quelque réceptivité apparemment passive, afin de "dégager" les identités structurales et fonctionnelles, plus ou moins pures, mais toujours abstraites et conceptuelles, qui les commandent. Plus on se penchera sur le tissu serré et bariolé de l'expérience, et plus on en vivra l'incommensurable diversité, la fuyante aventure; mais plus aussi, et parallèlement, on en saisira comme la loi, par delà la donné présente, plus ce monde mystérieux de la pensée théorique, qu'élabore, dirait-on, le cerveau même des hommes et qui n'est susceptible d'aucune image concrète, se peuplera, pourtant, d'homogénéités et de permanences s'imposant à l'esprit, irrésistiblement, comme l'objectivité même. Objectivité pensée, conçue, décharnée et schématique, objectivité toute incluse dans ces signes que sont les concepts et n'ayant d'autre garantie ni d'autre nature, en tant que telle, que celle même de cette substance à la fois formelle et virtuelle dans laquelle ces concepts sont taillés. On commencera donc, par considérer ces diversités ahurissantes de phénomènes, comme des épiphénomènes, comme des manifestations accidentelles et innocentes, comme l'inexplicable parure multicolore de cette réalité invisible et rationnelle que la pensée "découvre", dans le sens le plus littéral et prosaïque du mot. Et ce n'est qu'avec la Relativité d'Einstein, certes précédée par nombre de symptômes annonciateurs, que la subjectivité fera son entrée au sein de la science; car il devenait de plus en plus urgent qu'on en tînt compte, qu'on lui attribuât quelque rôle; et se sera pour en faire, explicitement cette fois, la source de toute contingence et de toute modification, ce sera pour lui faire assumer la responsabilité de toute variation arbitraire du système de référence, afin de marquer, sans équivoque possible, du sceau de l'apparence, du "fantôme", comme dirait H. Minkowski, l'actualité indéfiniment changeante, particulière et destructrice des phénomènes par-dessus les identités mathématiques structurales de l'objectivité. Peut-on vraiment, comme on le fait un peu trop à la légère aujourd'hui, devant les nouvelles orientations de la science, barrer d'un trait de plume cette immense activité des hommes et inscrire en marge: erreur; illusion, vision macroscopique des choses, dans un sens péjoratif de l'expression? Nous croyons, et ce livre continuera de le montrer comme le firent nos précédents travaux, que les conceptions macroscopiques de la science ne sont ni plus ni moins vraies que les conceptions microscopiques qui "serrent", comme on dit, la réalité de plus près. Les unes et les autres répondent à des comportements également authentiques, et elles sont toutes deux vraies comme telles; mais les unes ont réussi et ne réussissent plus, dans certaines conditions – et le tout est de savoir pourquoi, – alors que les autres sont destinées à réussir dans certains domaines nouveaux et au nom de certaines exigences nouvelles de l'être humain. Ces réussites passées, des unes, et présentes, des autres, ont leur sens philosophique, qui n'est certes pas celui d'une naïve possession plus ou moins parfaite de la vérité, que nous avons dégagée ailleurs et que les pages qui vont suivre achèveront d'approfondir au sein même des phénomènes microphysiques. Mais qu'on ne s'y trompe pas: cette notion de réussite – qui n'est pas, à vrai dire, une notion explicative, mais une constatation historique – ne nous mènera pas au pragmatisme, de même que la dualité contradictoire que nous décelons à la base de la science ne nous fera pas davantage aboutir à l'hégélianisme. DES DEUX CONNAISSANCES POLAIRES POSSIBLES ET LEUR CONFLIT Un des enseignements philosophiques les plus précieux que puisse nous fournir l'histoire de la science, c'est celui du rôle capital qu'y joue l'attitude de l'esprit à l'égard des faits. On a dit, et à juste titre, que toute réponse dépendait de la question que l'on posait. Et ce fut, comme on sait, pour la discipline scientifique, un grand souci que celui d'éliminer certains problèmes, à telle enseigne que le nombre sans cesse croissant des "questions qui ne se posent pas", menaça même, sous l'influence notamment du positivisme, de stériliser toute la pensée au nom de certaines directives mentales de plus en plus étriquées et automatiques. C'est que la liberté de cette attitude est grande. Elle reste, pourtant, circonscrite entre deux pôles: de l'un à l'autre, les degrés sont, certes, nombreux; mais si l'on veut tendre vers l'un, tout écart dans la direction de l'autre constitue un danger pour la discipline qui a réussi dans l'exploration du premier. L'un de ces deux pôles est le terme, asymptotique sans doute, vers lequel tend la science classique dont nous venons d'indiquer rapidement les grandes lignes. Qu'y a-t-il de permanent, de constant, d'identique par delà les faits, demande-t-elle, dans le principe dont ces faits ne doivent être que l'expression particulière et immédiate, à travers leur hétérogénéité et leur négation actuelles? Nous savons la réponse que cette question exige; nous savons que cette question obtient une réponse, et dans quel sens. Et disons, dès maintenant, que c'est là l'induction. Le deuxième pôle est celui d'une connaissance, et, partant, d'une science possibles inverses et contradictoires à l'égard de la précédente. Dans quelles conditions puis-je, demande-t-elle, réaliser telle synthèse virtuelle ou abstraite? Que faut-il pour faire passer du simple possible, de son état potentiel, telle permanence, sur le plan de l'actualité, dans les faits mêmes qui, par exemple, tombent sous nous sens? Poser cette question, c'est, comme nous l'avons montré dans nos travaux et comme cet essai le précisera encore, poser la question de la possibilité de la déduction. Nous verrons comment l'activité scientifique y répond et à quoi l'on arrive en partant de ce point d'interrogation. Car, en fin de compte, demander si l'on peut actualiser telle identité conceptuelle, c'est demander, qu'on le veuille ou non, si l'on peut subjectiviser cette identité et c'est donc postuler déjà une réalité extérieure contradictoire d'hétérogénéité, de contingence et de liberté qui doit céder et se réaliser plus ou moins sous la pression de cette actualisation, et c'est donc encore aller au devant d'une représentation théorique (potentielle ou conceptuelle) d'une objectivité de non-identité. Quelle que soit l'imagination des hommes, ils ne trouveront pas d'autres attitudes, d'autres connaissances polaires possibles. Certes, leurs degrés, leur mélange conféreront une richesse, à multiples conséquences, aux investigations de l'esprit; celui-ci restera, cependant, qu'on se le dissimule ou non, prisonnier de ces deux voies; et si l'une d'elles permet l'édification d'une science au détriment de l'autre, celle-ci est-elle susceptible d'en engendrer une, à son tour? Allons, pour les besoins en quelque sorte didactiques de ce bref exposé, à l'extrême limite de cette deuxième attitude polaire. Ce sera celle dont nous avons déjà parlé dans le paragraphe précédent. Il m'est possible, en tant que sujet, et jusqu'à un certain degré d'actualisation, de réaliser plus ou moins nettement certaines conduites potentielles – et, comme telles, conceptuelles, théoriques – de synthèse et d'identité. Toute la psychologie, que nous avons appelé dans nos travaux, à l'instar de beaucoup, de l'action, bien que nous lui donnions un tout autre contenu, comportant les classifications assez grossières, auxquelles nous fîmes déjà allusion, du réflexe, du réflexe conditionnel, de l'habitude, de la volonté, tourne autour de la réalisation de certaines permanences, synthèses, répétitions identifiantes. Or, nous savons qu'au fur et à mesure que nous sommes davantage pénétré par cette conduite d'identité, à son service, cette conduite, comme le montre si manifestement celle de l'habitude, par exemple, disparaît petit à petit du champ de la conscience[1]), celui-ci, le champ des choses que nous connaissons, pouvant et se trouvant même être envahi parallèlement par une diversité précisément extérieure à cet acte. C'est là un des caractères les plus importants du phénomène, du comportement de la connaissance. Généralisons cette opération, si bien que tout l'univers du sujet en dépende, s'y subordonne, et nous pénétrerons dans le monde de l'éthique, c'est-à-dire de cette sorte d'ensemble de règles et de préceptes abstraits à réaliser par le sujet, envers et contre toutes tentatives et forces de perturbation et de destruction venant de l'extérieur (par rapport au contenu de ces règles et percepts que le sujet doit épouser). L'expérience humaine nous montre que cet ordre dit moral existe, que ce qu'on a appelé la science des mœurs possède une certaine efficacité; mais, en même temps, que ces forces antagonistes existent également, l'altèrent et le détruisent. C'est pourquoi, une véritable science des mœurs n'a pas pu être encore possible. Il est certain que ces agents de perturbation et de destruction, en termes "polaires", de non-identité, apparaîtront comme des agents extérieurs, objectifs, au cas où l'on considèrerait que ces opérations d'actualisation identifiante relèveraient rigoureusement et uniquement du sujet. On sait que nombre de philosophes l'ont soutenu et le soutiennent. Appelons cette démarche qui consiste à actualiser, en tant que sujet, des possibles d'identité et à se trouver par là même en présence d'actualité de non-identité que cette démarche a précisément pour but de refouler dans la virtualité, ce qui leur confèrera, inévitablement, le caractère à la fois de la conceptualité et de l'objectivité, appelons cette démarche, qu'on verra à l'œuvre tout au long de ce livre, la démarche déductive. Et supposons, maintenant, que, pour une raison ou une autre, la science classique, dans une certaine direction de son investigation, s'arrête, se heurte à quelque obstacle infranchissable. Qu'est-ce à dire? L'expérience analytique, c'est-à-dire l'actualisation de la différenciation – que l'on pouvait, en principe, pousser à l'infini, ce qui est, comme on va le voir au cours des chapitres suivants, d'une importance capitale pour la constitution de cette science – l'actualisation de la différenciation se butera à des inanalysables, à des entités, à des sortes d'identités non plus conceptuelles, mais actuelles, bloquant donc, de ce fait, ce que nous avons désigné du nom d'induction, en décrivant le mécanisme de la science classique. L'univers scientifique se trouvera, dès lors, pour ainsi dire paralysé par la coexistence de deux ordres contradictoires, aussi bien sur le plan des faits que sur celui des lois et des concepts. Le champ des données actuelles semblera rivé à la contradiction des faits hétérogènes, de la diversité phénoménale – qu'on attribuait au sujet – et des faits de permanence, d'identité, de synthèse résiduelles – que l'on devrait également attribuer au sujet puisqu'ils apparaissent dans le secteur de la réalité qui lui semble propre, des données sensibles, par exemple; et, d'autre part, le champ de la pensée conceptuelle ne se trouve plus seulement être meublé par un ordre d'identité logique, mais également par une limite de celui-ci, et limite contradictoire, puisque l'actualisation que représentent ces identités de l'expérience font apparaître les diversités qui lui sont contradictoires comme leur étant extérieures et donc comme envahissant également, de ce point de vue, le plan potentiel de la conceptualité objective, en tant que A est non-A coexistant contradictoirement avec A est A. La dualité est ici manifeste. Et dualité contradictoire. Que va-t-il se passer? Que pourra-t-on faire? On essayera de la transcender par les voies classiques, telles que nous les avons schématiquement décrites, en tentant de pousser plus loin l'analyse expérimentale et d'édifier des synthèses théoriques de plus en plus vastes par delà les faits. Mais si cela ne marche plus, quoi que l'on fasse? On essayera alors d'une transcendance par la voie inverse, la voie que nous avons appelée déductive, et ce sera la quantification, comme nous allons tantôt le voir. Instant grave, détermination redoutable, car elle va, en partant d'une toute petite et légère volte-face, dans un point particulier de l'immense édifice scientifique, envahir celui-ci petit à petit et comme le submerger. Les conséquences en ont été et en sont considérables. Leur signification est complexe et passe le physique. Il n'y a pas, à l'heure actuelle, de thème plus profond pour la méditation philosophique. Et l'on peut dire qu'ici, plus que partout ailleurs, l'heure est maintenant aux philosophes.
[1] Voir notre théorie de la conscience dans notre: Essai d'une nouvelle Théorie de la connaissance, (J. Vrin, 1935).


by Stephane Lupasco