La Poésie Aux Confins Des Langues – Portraits En Miroir

L'ARME INVISIBLE La francophonie a bonne presse chez les Roumains. Le fait que la francophonie littéraire roumaine ait révélé ses quartiers de noblesse en France, par l'entrée de Tzara, de Fondane, de Ionesco et de Cioran dans l'espace littéraire français, ne fait que rehausser son prix. Les historiens de la littérature n'ont donc aucune peine à ranger les écrivains français d'origine roumaine dans une typologie plus ou moins prestigieuse. A côté des Grands, qui ont fait le choix du français pour édifier leur oeuvre, il existe cet interrègne féminin des "descendantes de familles illustres", Hélène Vacaresco, Anna de Brancovan, Marthe Bibesco, qui conjuguent – avec un bonheur inégal toutefois – nostalgie danubienne ou byzantine et velléités modernes. Le paysage est donc loin d'être monotone quand il s'agit des Roumains et des Roumaines qui pratiquent le coup de plume en français et en France. Qu'en est-il de ceux et celles qui ont choisi de ne pas s'arracher à leur espace linguistique d'origine et qui ont, ont eu, continuent à avoir partie liée avec l'écriture en français? Il serait téméraire de vouloir examiner cette catégorie sui generis dans quelques pages à la fin d'un volume consacré à la francophonie. Soit, mais du moins peut-on s'interroger comment les auteurs d'origine roumaine, pour qui la France fut un pays de vocation et d'adoption, ont franchi le pas. Comment en sont-ils arrivés à écrire en français? Avec ou sans rite de passage? Avec ou sans mise en cause de la représentation de soi? Ou, plus simplement, comment le sujet écrivant fabrique-t-il son capital plurilingue avant de quitter – ou sans avoir jamais quitté – le territoire national? Quel parti espère-t‑il en tirer? En quoi consiste la valeur ajoutée du répertoire bi- ou plurilingue chez des auteurs qui ont fait le pari du français en Roumanie? Quel régime d'écriture ont-ils mis en place: alternance du roumain et du français, substitution de celui-ci à celui-là, complicité des langues en contact? On le sait, aucun maniement de la langue /des langues dans l'instance littéraire n'est innocent. La poésie ne fait pas exception à cette règle.  "Pourquoi des poètes en temps de détresse?" Voronca a trente et un an lorsqu'il s'éveille à cette question qui avait interpellé Holderlin, dans l'élégie Pin et Vin. Ilarie Voronca s'apprête à quitter la Roumanie pour s'installer en France: c'est là un parcours que d'autres ont fait avant lui, et non sans succès. Au milieu des années trente, dans son pays d'origine, Ilarie Voronca passe pour un champion de la modernité, mais cette réputation ne semble pas ou plus le séduire... Ce n'est pas en virtuose de la métaphore que Voronca entend rallier les milieux littéraires français. Il porte un autre message et il est porté par une autre volonté créatrice. Qui plus est, son départ pour la France ne s'effectue pas sans un préalable d'écriture poétique. En Roumanie déjà, Voronca commence à développer un bilinguisme littéraire qui lui permettra de multiplier ses appartenances et de simuler, par le génie du langage, la double aventure du déracinement et du rebond. Retraçons son cheminement. En 1934, sur fond de désaccords dans l'avant-garde roumaine, Ilarie Voronca semble vouloir mettre un terme à ses envolées métaphoriques qui virent à l'excès, alors que sa notoriété est déjà acquise en Roumanie. Après tout, la virtuosité des alliances surréalistes, qui fait de lui "un nabab" de la poésie d'avant-garde, ne tourne-t-elle pas à la gratuité délectable? Coupable? Et si la quête poétique signifiait autre chose que la jubilation effrénée des images? Le tournant se fait jour en 1934-1935 lorsque Voronca décide d'ouvrir les yeux sur le monde réel et d'affronter les malheurs de son temps. "Pourquoi des poètes en temps de détresse?" Pour armer l'homme contre le désespoir et l'aider ainsi à traverser une époque qui s'assombrit des signes avant-coureurs des cauchemars qui ne tarderont guère. Pour l'heure, le poète roumain ne s'applique pas à débusquer le malheur multiforme, il l'appréhende globalement et de manière plutôt métaphysique. C'est tout juste s'il se laisse imprégner, dans son laboratoire poétique, par la perception d'un mal abstrait, qu'il approche d'une façon quasi expérimentale: le poète se forge des alter ego, met en mouvement des doubles qui lui serviront plus tard de bouclier dans l'univers de l'angoisse. Entendons-nous cependant: Ilarie Voronca n'est pas de la race des cyniques désabusés qui font de l'exploration de l'angoisse existentielle un spectacle édifiant. Il n'appartient non plus à la race des révolutionnaires qui placent leurs espoirs dans le changement radical et violent. La révolution surréaliste, il ne s'y reconnaît pas vraiment, bien que sa foi en le pouvoir de transmutation du langage poétique ait largement de quoi le placer aux premiers rangs du combat pour la liberté... dans tous ses états. Arrivé en France, Voronca semble plutôt attiré par les valeurs d'un unanimisme ineffable mais actif qui semble être la source de son parti pris d'humanisme. Ce parti pris l'arrachera à ses premières expérimentations trop redevables à la magie démultiplicatice d'une écriture affranchie de conventions. Pendant onze ans, à l'opposé des écrivains bien rangés, qui suivent les sentiers de la littérature dite "traditionaliste" en Roumanie, Ilarie Voronca fait figure d'enfant prodige. C'est, de l'avis des spécialistes, un "boulimique de l'image" qui cherche son bonheur secret dans les paradis verbaux. Sa puissance imageante est telle que, sous sa plume, tout devient prétexte à mirages, la tasse de thé comme l'étoile, le regard de la bien-aimée comme le train des vacances. Dans l'optique de Voronca, la première fonction de la poésie est de susciter un état d'excitation et d'abondance verbale qui restitue au monde son contour enchanté. Son arme, c'est l'incantation poétique qui mobilise le plus grand nombre de correspondances sensorielles et d'associations verbales. Dans Zodiac et Colomba les illuminations et les utopies se succèdent sans ordre apparent pour la plus grande joie des amants, seuls admis dans l'intimité de ce "merveilleux poétique" si cher au premier Voronca. Après 1935, date de son installation en France (où l'âme‑soeur, Colomba, le suit, civilement et poétiquement), l'approche du poème est différente: Voronca choisit de convoquer les symboles de la communion humaine en brisant le cercle jubilatoire d'une solitude à deux, bercée par la rêverie poétique. Les poèmes que Voronca écrira directement en français s'adaptent à cette nouvelle fonction: ils proposent un lieu d'échange et de fusion où le mystère poétique, sans cesser d'être tel, accepte la recherche d'un sens partagé par le plus grand nombre. Oubliée l'insouciance, finie l'exaltation du couple amoureux teintée d'ésotérisme. Cette fois-ci, il y va de la régénération de l'homme: l'homme enchaîné au travail, l'homme pris à la gorge par les urgences matérielles de la vie. Et c'est là que le verbe poétique trouve sa véritable raison d'être, car il est question de rendre à cet être amoindri, dépouillé de l'attrait du songe, sa vraie plénitude, et ce à travers l'émotion poétique. Quant au poète, il se doit d'incarner la conscience malheureuse, pour reprendre l'expression d'un autre auteur qui a fait ses armes en Roumanie, Benjamin Fondane. De la sorte, le poète, revenu de ses ivresses d'images, sera à la fois le révélateur (celui qui donne à chacun la chance de se révéler à lui‑même dans ce qu'il a d'authentique) et le médiateur (celui qui rassemble les humains dans un grand dessein collectif placé sous le signe de l'espoir). "Nous allons construire une maison. Une maison neuve Qu'est-ce que vous apportez comme matériaux? Me donnez-vous votre rire clair? Vos regards où se meuvent Des nuages, s'attristant d'être si hauts?  Ici, sur terre, nous construirons une demeure Ni pierre plus sonore, ni métal plus pur Une horloge faite d'air ou les heures Seront comme le vol d'un oiseau futur.  Nous ferons de larges fenêtres d'arômes Nous élèverons des colonnes de sons Musicales murailles dont la forme Ne trahira pas celle à laquelle nous pensons.  Non, plus ces hommes hagards sur les échafaudages, Montant courbes par la peine et laids C'était des rides amères sur leurs visages Que se détachaient les lignes des futurs palais.  LA "SAISON DE L'HOMME" – UN LONG MURISSEMENT INACHEVE  Décidément, la fable du monde a changé du Bracelet des nuits à La Poésie commune. L'heure n'est plus aux vertiges solitaires ou à la célébration cosmique du couple. Le ton ludique et désintéressé fait pour nous surprendre dans Plante si animale, s'estompe au profit d'un message poétique structuré qui n'a, au demeurant, rien de pesant. Jamais doctrinaire et rarement déclamatoire, la poésie que Voronca cultive en France, au début des années 40, ne se réclame pas de la poésie engagée et se tient à l'écart de toute passion idéologique déclarée. Elle ne nous trouble pas moins quand elle se fait l'écho des malheurs du temps: chômage, misère, antisémitisme, chasse à l'homme, culte de la force, déchirement de l'Occupation. Ce qui ne laisse pas de nous surprendre dans la nouvelle manière d'Ilarie Voronca, c'est sa discrétion. D'une certaine manière, le poète mûri reste fidèle à sa première volonté: celle de décanter, à travers la poésie, ses transformations intimes. Ceux qui l'ont approché à Paris puis à Marseille ont gardé le souvenir d'un personnage affable et discret, qui demande à la tendresse d'exprimer ce qui était réservé naguère à la ferveur. Nul doute, la pose du poète tribun ne lui convient pas, et Ilarie ne va pas se hasarder dans cette rhétorique-là. Le rôle qu'il s'assigne volontiers est celui du médium invisible: c'est sa façon de décliner la pudeur en mettant ses dons au service des autres. Le lecteur averti aura sans doute la grâce de laisser de côté les (rares) poèmes où le ton est solennel. S'ériger en "poète annonciateur" qui proclame la "saison de l'homme" ou dirige "les foules enthousiastes de l'avenir" vers la cité radieuse qui doit être la leur n'est sans doute pas la meilleure hypostase de Voronca. Cependant, croire et professer que, par l'usage généreux et unanime de la poésie, l'homme peut échapper à la dégradation (ou à une part de son lot d'aliénation) est bien la conviction profonde d'Ilarie Voronca. Une conviction d'autant plus respectable qu'elle a conduit au geste purificateur, pourrait-on dire, du suicide. Quand les difficultés intimes et les épreuves de l'histoire ont raison de l'endurance du poète, celui-ci quitte la scène mais son message n'est pas compromis pour autant. En quelque sorte, Ilarie Voronca a retranché sa propre personne, de chair et de songes, du réseau ineffable de solidarités que son verbe aspirait à tisser. Ce fut le choix du poète en 1946: par son geste, il nous légua l'énigme d'un suicide et nous laissa notamment le soin de découvrir les perplexités toujours renouvelées de « l'avenir radieux ». Ce serait faire preuve d'hypocrisie que de prétendre que la signification de ce suicide a été contredite par l'histoire, que le poète aurait dû inventer des remèdes, fonder son espoir sur un avenir réparateur... Qui oserait dire que la "saison de l'homme "est advenue dans l'histoire de l'après-guerre? Quand, où, par quel tour de magie? Dans la lutte des classes, dans les équivoques perfides du communisme? Dans les défis du progrès technologique ou dans les bienfaits de la société de consommation? Dans les jouissances médiatiques ou dans le déferlement du libéralisme après la chute du mur de Berlin? Dans les promesses ambiguës de la mondialisation? La "saison de l'homme" se dévoile par la seule vertu de l'imagination poétique dont elle est le fruit. Ce qui advient dans ce monde, c'est la lassitude, la trahison, ou au contraire la révolte, c'est l'entêtement qui frôle l'hystérie, c'est aussi le suicide quand une piètre existence ploie sous le fardeau du désespoir.... Mais si la "saison de l'homme" n'a pas lieu, la guerre pour cette saison a ses campagnes. Ilarie Voronca a modelé son existence de telle façon que les hypostases fulgurantes du bonheur humain – car c'est de lui qu'il s'agit – illuminent son parcours poétique. Avec l'espoir secret – et fatal!– que ces hypostases pourraient concilier rêve et réalité et concourir à un état général susceptible d'être partagé, divulgué, enseigné. Sa vie fut un carrefour de recherches aimanté par l'intuition que "la vraie vie est ailleurs", comme dirait l'autre... Un carrefour que l'on approche sans peine, puisque la figure visible de l'existence et du destin de Voronca est celle des Hémisphères qui s'attirent. En schématisant, on pourrait dire que dans l'hémisphère roumaine, Ilarie Voronca a accompli la première moitié de son parcours de combattant (1929‑1934) alors que dans l'hémisphère française il a construit, avec les forces libérées, une conviction active face à l'angoisse croissante, scandée par les secousses mondiales de 1936 à 1946. Les acquis de la première manière sont liés principalement à la virtuosité dans le maniement des ressources poétiques. Qui dit Voronca dit émerveillement: une aisance brillante rehausse l'animation du discours. Le tout sans véhémence doctrinaire avec, tout simplement, un don prodigieux de braver les préjuges, de saborder les lourdeurs formelles et la pesanteur des traditions. Instinctivement novateur et naturellement fécond, Voronca n'a presque pas besoin de se poser en rebelle, car il s'adonne spontanément à la destruction des conventions pour faire jaillir une poésie abondante (jusqu'à encourir le reproche du pléthorique), jubilatoire, et comme éprise des ses prouesses. Les dix recueils écrits en langue roumaine en sont le témoignage épatant: Bratara noptilor, Zodiac, Incantatii, Invitatie la bal, Colomba. Sur l'autre versant, et tel qu'en lui-même l'expérience française le change, Voronca nous apparaît comme l'homme de l'espoir lancé à la recherche d'un bonheur unanime. C'est désormais une conscience en prise sur le drame humain, une voix non plus singulière mais solidaire. Les titres des onze recueils poétiques écrits en français, de 1935 à 1946, traduisent son parti pris d'humanité. Citons Poésie commune, La Joie est pour l'homme, Pater Noster, Beauté de ce monde, Les témoins, Contre‑solitude. Derrière ce parti pris, il y a, on le devine, un pari qui consiste à défier les désastres présents et à venir, et à réhabiliter la puissance lyrique par la célébration des nouvelles solidarités. Ce pari, des poètes comme Aragon et Eluard l'ont assumé à leur façon en opérant un retour aux sources de la sensibilité poétique. Ilarie Voronca, qui suit, jusqu'à un certain point, une évolution parallèle, engage dans ce pari la chance même de sa Métamorphose. LE MILLIARDAIRE D'IMAGES ET LE REVENANT Comment s'effectue le passage? Quelles sont les zones d'ombres et de lumière que ce parcours doit franchir? Au regard de ces questions, le découpage apparent que nous venons d'évoquer se révèle non seulement schématique mais aussi trompeur. Dix ouvrages en roumain, onze en français – la symétrie est factice; sous l'argument hâtif de la partition de l'oeuvre en deux langues et en deux réseaux de sens – la recherche du plaisir poétique, côté roumain; la propension éthique, côté français – cette symétrie dissimule un labyrinthe de passages souterrains et de transformations qui devraient, au contraire, passionner les exégètes. De plus, le système binaire: production littéraire en roumain et production littéraire en français, campée chacune sur son assise – une certaine Roumanie gagnée par la fièvre de la modernité littéraire et une France mise à l'épreuve, une France du questionnement et de l'engagement – occulte justement l'un des moteurs de l'évolution chez Ilarie Voronca, à savoir l'expérience du bilinguisme comme lieu de recherches, de tensions et de recentrage identitaire, de déséquilibre volontaire et de reconstruction de soi sous un profil plurilingue. En 1934, Ilarie Voronca est en pleine mue: il médite son départ pour la France et prépare en quelque sorte son entrée dans l'espace littéraire français. Aussi choisit-il de fabriquer son portfolio de poète en français. En effet, il estime que la meilleure stratégie est de rendre visible la dualité de son inspiration (la fascination des mondes imaginaires et l'attention à l'homme sensible) en traduisant deux de ses recueils récents, Petre Schlemihl, dont il modifie le titre Poèmes parmi les hommes, et Patmos. Ce dernier est plus fidèle au texte d'origine. Soucieux de faire passer en français son expérience visionnaire tel qu'elle fut vécue et mise en texte, Ilarie Voronca se montre moins préoccupé de revisiter son texte que de rendre plus lisible l'enchaînement des thèmes, la récurrence des motifs obsessionnels, la portée symbolique du cadre (allusion à l'île grecque où Saint-Jean a écrit l'Apocalypse) avec une recherche des effets d'étrangeté qui vaut l'étonnante expressivité du texte en roumain. Par contre, Poèmes parmi les hommes marquent la conversion définitive du poète à l'humain. Que l'auteur ait voulu placer ses poèmes sous le signe de la conversion, le nouveau titre le suggère assez. Avec un clin d'oeil à la prose romantique allemande, Peter Schlemihl alias Petre Schlemihl dévoile les contrariétés du célèbre personnage sans ombre qui ne trouve de réconfort que dans la contemplation solitaire et dans l'exercice de sa prodigieuse faculté d'invention. Le nouveau titre en français Poèmes parmi les hommes apporte un autre éclairage: sans récuser la complicité de l'imaginaire, le poète cherche à dépasser la solitude et cherche une voie médiane, une voie d'inclusion, la voie parmi les hommes. Or, cela vient à la fois éclairer et compliquer le jeu. L'éclairer car, on le verra, par le biais de l'auto-traduction, le poète fait un retour sur soi, interroge en profondeur ses forces et ses ressources, passe au crible certaines parties de l'écriture et adoucit des excès qui, dans la chaleur de l'inspiration, lui paraissaient délectables. Le compliquer, car la pratique du bilinguisme littéraire, bien que restreinte, marque une période charnière dans l'existence de Voronca. Désormais il devient vraiment difficile de répondre à la question: Ilarie Voronca est-il un écrivain français d'origine roumaine ou un écrivain roumain d'expression française? Nous ne rendrons pas compte dans cet essai de la traduction du poème Ulise sous le titre Ulysse dans la cité, traduction entreprise par l'auteur avec la complicité de Roger Vailland. Quoi qu'il en soit, il est essentiel de saisir les retombées de l'expérience que Voronca entreprend en 1934 lorsqu'il se livre à une opération complexe de réécriture et reprend en charge son texte avec un répertoire linguistique et stylistique différent. Comme si, pour répondre à l'aménagement du titre et au défi qui en découle, les poèmes qui constituent le recueil se devaient de perdre quelque chose de leur pléthore en devenant plus transparents et donc mieux à même d'orienter le passage de l'horizon d'un seul vers l'horizon de tous. Deux choses frappent à la lecture de la traduction en français: les textes ne portent pas la cicatrice des interventions qu'ils ont subies. C'est le premier constat: Ilarie Voronca se meut aisément dans l'écriture française, et ce savoir-faire lui servira de passeport littéraire. Deuxième constat: une métamorphose est en cours quant à la hiérarchie des thèmes et des obsessions personnelles; le poète a choisi de révéler sa métamorphose à l'occasion d'une expérience de réécriture, comme si le fait de retravailler son portrait dans le miroir des langues devait lui fournir un surcroît de légitimité et un nouveau souffle. Le recours à l'auto-traduction serait donc révélateur de cette volonté de se ressaisir au moyen et au prix d'une transmutation langagière qui fait jouer, du coup, une double appartenance symbolique. Le choix d'un personnage dédoublé, Peter Schlemihl, n'est‑il pas symptomatique? A l'instar de Peter, l'auteur des Poèmes parmi les hommes se glisse parmi les formes inertes, traverse les surfaces opaques, invente des formes subtiles de communication et développe une forme d'ubiquité insaisissable. La transmutation aura porté ses fruits. Le poète rejaillit comme médiateur mais, attention, rien n'est plus malaisé que la conjonction des consciences. Pour la première fois dans sa création, Ilarie Voronca exhibe les blessures du monde social, oppose la raison poétique à la raison calculatrice et dénonce les désordres causés par la civilisation industrielle. La toile de fond est déchirée, et le couple atterrit dans un univers menaçant. Un univers résolument hostile mais où il semblerait encore possible de construire une fraternité. Le poète cherche ses compagnons de souffrance parmi ceux qui, comme lui, pourraient s'exclamer: "Aucun outil n'a tué mon destin". Entendons par là: malgré la difficulté d'être, l'intersubjectivité peut se reconstruire, pour peu que chacun fasse un effort pour découvrir en soi des disponibilités non altérées, des virtualités de dialogue et de délectation non étouffées par la pression du principe de réalité. La poésie pourrait être la source et le vecteur de cette découverte qui s'apparente à la transfiguration. Mais à quelles conditions? Tout d'abord, il est question de ressourcement et de décantation. Il est question aussi de sacrifice vivifiant. En signant les Poèmes parmi les hommes, Voronca fait ses adieux au milliardaire des images qu'il avait été à ses débuts (le mot est de Lovinescu) pour accepter une sorte d'ascèse. Les images se resserrent et le poète y trouve paradoxalement un accroissement d'être. Le lyrisme transpersonnel prend sa source dans ce recueil traduit du roumain avant de s'amplifier dans les recueils suivants écrits directement en français. A mi chemin entre je et nous, le sujet écrivant dans Petre Schlemihl est à la fois proche et lointain, tendu vers l'autre et replié sur sa marge secrète de manoeuvre. En est-il autrement du traducteur, cet honnête homme sachant se tenir en retrait, alors qu'il est habité par la passion de l'autre et qu'il se livre discrètement à l'identification? Cependant, la métaphore de l'interprète reste faible, et Voronca ne saurait s'en contenter. Déchiffrer le monde dans sa blessure, l'épouser à même sa blessure n'est qu'une étape. L'initiation poétique se poursuit par l'expérience de la transfiguration et de la dispersion. Est poète, pense Voronca, celui qui sait éveiller au fond de la blessure des énergies dormantes et qui, pour ce faire, est prêt à transgresser les frontières quitte à devenir une ombre errante. "Je suis descendu dans votre tristesse avec la lampe de mon amour", telle est sa devise. La déchirure est aussi le lieu où se forge une nouvelle représentation du poète, un être d'une plasticité extrême: il baigne dans la foule et s'en extrait lestement; le va-et-vient est sa spécialité. C'est un fantôme, certes, mais un fantôme qui se charge d'humanité. Dans sa solitude il accueille la multitude et se répand dans l'univers:"Vies qui tournez en moi comme les heures dans l'horloge,/Sans ombre, j'étais ombre tout entier,/Je me répandais à travers les quatre points cardinaux". A partir de Permis de séjour (1934), et en bravant le risque de la monotonie, Voronca reprendra maintes fois ce portrait fantasmé du poète dans ses recueils écrits en France, au point qu'il est permis d'y voir son emblème. Peu de lecteurs savent toutefois que ce processus de transmutation subtile, qui aboutira à rendre le poète semblable au souffle poétique, au souffle même qui lui donne vie et sens, trouve ses racines dans une expérience poétique entreprise en Roumanie, quelques mois avant l'arrivée en France. On ne dira jamais assez que cette transition, bien qu'assez brève, représente néanmoins le creuset de la métamorphose. Le prestidigitateur richissime des premiers recueils, qui étalait sous nos yeux des trésors d'images, se penche sur ses propres créations, ausculte ses pouvoirs et ses faiblesses, reconstruit son profil par un jeu de miroirs textuels. Se rend-il invisible? C'est pour mieux chausser "les bottes de sept lieues" de l'invention poétique. Il n'est pas interdit de penser que le passage du roumain au français a eu pour effet d'accélérer cette prise de conscience (la vision poétique possède un pouvoir de dilatation qu'il convient de mettre au service de la générosité humaine, car elle seule donne du prix à l'exercice poétique) et de tester cette nouvelle stratégie de communication qui consiste à disparaître en tant qu'ego pour mieux s'imprégner de l'existence, aux confins mêmes du réel et de l'irréel. La prédilection de Voronca pour les images aériennes n'aura pas échappé au lecteur attentif de ses poèmes. On a beaucoup glosé sur l'imagination de l'air dans la création en français de Voronca. Il est vrai que les rêveries de la transparence tiennent une place à part dans sa création poétique. Ombres éparses, arômes, nuages, souffles qui montent ou qui déclinent, murmures, brises et éclats de voix, visages qui s'estompent, le poète a exploré toutes les pentes du sujet flottant jusqu'aux mystère de l'invisible. Somme toute, l'expérience bilingue, qui précède l'installation en France, lui a permis de tester ces configurations sur deux versants linguistiques. La figure de l'apprenti fantôme ou du pèlerin en sursis sur la Terre traverse la création roumaine aussi bien que celle en français et transmet au lecteur le frisson de l'invisible.  "D'autres ont été ici avant moi,  D'autres ont souffert, d'autres ont rêvé, D'autres ont vu les fleuves comme des courroies Mettant en marche les grandes roues des mers.  D'autres sont entrés dans la fatigue Comme dans l'arôme lourde d'un lys Et d'autres ont cru que leur vie est unique Et sont allés joyeux vers le supplice.  Comme moi ils ont traversé des contrées, Au loin les attendait de la mort le navire. On leur avait fait des promesses, on leur a montré Des beautés, mais rien n'a pu les retenir.  Allons, il faut se décider de vivre ici Dans la rue parfois s'ouvre une fenêtre Et une voix en sort comme une perdrix Et fait des cercles autour et vous arrête.  Et le soir, lorsque la ville lève l'ancre Et s'apprête à s'en aller au large Les ombres ont un froissement de nacre Bêtes et gens dorment au fond de l'arche.  Tout ce bonheur que j'ai cru perdre Comme d'autres avant moi l'avaient cru, Je le retrouverai un matin, certes, Comme le cri d'un vitrier dans la rue. "JE T'EQUINOXE, JE TE POETE" Oui, le poète est libre de proférer cet énoncé grammaticalement aberrant. Libre aussi de nous faire accepter sa vérité psychologique impondérable. Littéralement et dans tous les sens, le "je te poète" a le pouvoir de nous transformer, nous lecteurs, en poètes potentiels. Il exerce sur nous une opération de charme qui nous projette dans une autre dimension de nous-mêmes, plus authentique que celle que nous appelons réelle. Le poète est une source d'énergie non conventionnelle, et la poésie est avant tout une opération qui s'apparente à la magie. Une opération qui ne rend pas forcément heureux