Les Echos sur La Maladie de la famille M

C'est tout de suite dans l'air. Dans les lumières et la musique lancinante qui envahissent le grand plateau des ateliers Berthier. Dans le décor poétique de sous-bois, avec ses arbres dépouillés et son lit de feuilles rouges jonchant le sol. Dans le regard brillant et les déplacements fluides des six comédiens, déjà en scène, avant que le spectacle commence. « La Maladie de la famille M. », de l'Italien Fausto Paravidino, mis en scène par la nouvelle star roumaine, Radu Afrim, va être une belle soirée de théâtre. Au début, on est perturbé par le surtitrage défaillant. Mais les acteurs virtuoses déploient un jeu d'une telle intensité, que le texte se remet miraculeusement en place. Un texte rare, entre chronique sociale fêlée et vaudeville punk, qui alterne des phases grinçantes et crues - lorsqu'il est question de maladie et de sexe - et de grands moments de tendresse.
De quelle maladie souffre la famille M. ? Papa Luigi, lui, souffre des épreuves de l'âge, mais les autres ont d'abord mal dans leur tête : le traumatisme d'une mère décédée, suite à un suicide probablement ; la difficulté à communiquer, à s'affranchir d'un cercle étouffant... Luigi, patriarche ambigu, est un peu gâteux. Gianni, le jeune fils, « fait sa vie ». Marta, l'aînée des filles, porte toute la tribu sur ses épaules ; Maria, sa cadette, fait tourner la tête de ses fiancés - l'ancien (Fulvio) et le nouveau (Fabrizio)... On s'aime, on se déteste, on parle trop ou pas assez. On est malade d'une vie banale, étroite, sans perspective. L'enfer, c'est l'ordinaire, l'immobilité.

Conte universel Radu Afrim rehausse ce texte subtil et dérangeant d'un surréalisme flamboyant. La chronique familiale devient conte universel, où les époques se bousculent - entre Papa Luigi vêtu d'oripeaux de laine aux allures médiévales et Gianni vêtu comme un « ragazzo » d'aujourd'hui. Le metteur en scène flirte avec le fantastique, lors du banquet improvisé où se retrouvent invités en même temps les deux fiancés : scène de music-hall, ablutions dionysiaques, ballet vaguement menaçant entre les arbres... Les scènes de tendresse et de mort, réglées au cordeau sont bouleversantes. On se croirait dans un Tchekhov postmoderne et un peu « trash » - tout près de toucher le vide des âmes.

Les comédiens aiment cette Famille M. Ils incarnent toutes les facettes de son humanité blessée, avec engagement et justesse. On mettra en exergue la grâce solaire du jeune Eugen Jebeleanu (Gianni), qui, entre joie et colère, semble résumer toute la jeunesse du monde. Cette triple découverte - d'un auteur, d'un metteur en scène et d'une troupe qui décoiffent - conclut en beauté une saison de l'Odéon quasi parfaite.

PHILIPPE CHEVILLEY, Les Echos