Du Billet Au Traité: Le Français Chez Les Roumains

C'est un fait reconnu depuis longtemps: les plus grands accomplissements culturels des Roumains ont presque toujours transité la culture française dans leur parcours vers le monde. Brancusi, Enescu, Ionesco, Cioran sont les figures de proue de ce que l'on pourrait appeler le génie roumain, baignées dans l'unique substance nourrissante de la culture française, celle-la même qui avait en fin de compte enrichi et façonné leur profil universel. Mircea Eliade, lui aussi, avant de se fixer aux Etats-Unis, avait vécu, écrit et publié en France, le pays qui avait assis sa renommée internationale.

Néanmoins, le lecteur du présent volume de PLURAL, consacré justement aux productions culturelles roumaines en langue française, sera surpris par l'absence de toute contribution de la part des grands noms roumains connus en France. Au lieu de retrouver des noms familiers, il lui est donné de rencontrer, ou de découvrir, une légion de noms peu ou pas connus: Odobescu, Lovinescu, Xenopol, Madgearu, Paulescu, Iorga, Antipa, etc. Même quand il s'agit des noms connus, ils sont présents à travers des écrits oubliés, comme dans le cas de Stéphane Lupasco ou d'Alexandru Cioranescu, ou à travers des choses inattendues, comme c'est le cas de l'inédit que nous reproduisons en fac-similé, le petit poème impromptu, ludique et légèrement licencieux, gribouillé par Cioran sur un bout de papier, un billet dans lequel il échangeait des impressions plus ou moins intellectuelles avec son proche Arsavir Acterian, pendant qu'ils attendaient (nous sommes à Bucarest des années '30) une conférence soutenue par un vrai maître à penser, leur ami Mircea Vulcanescu.

La sélection que nous avons opérée n'est pas seulement un choix de noms, mais plutôt une perspective anthropologique: le volume ci-présent ne se veut donc pas une anthologie des meilleurs textes en français produits par les plus connus auteurs d'origine roumaine installés et consacrés dans la culture française. Par contre, son originalité consiste dans la diversité d'une sélection de textes appartenant aux différentes catégories d'écrivains, d'hommes politiques, scientifiques, historiens, philosophes ou bien des personnages purement et délicieusement mondains, qui ont en partage l'habitude, l'aptitude ou parfois la seule prétention de s'exprimer, d'écrire, de penser ou bien de papoter entre eux en français. Il s'agit largement des intellectuels roumains qui ont conçu et poursuivi un projet culturel (en) français tout en restant chez eux, en Roumanie. Ce numéro est dédié par conséquent aux créateurs de culture roumaine en langue française, du 19e au 21e siècles. Même quand il s'agit des auteurs qui ont finalement choisi la France (tel Lupasco), les textes retenus sont tirés des oeuvres publiées pendant leur période roumaine.

Ainsi ce volume ambitionne-t-il d'être un livre sur la Roumanie, sur la culture universelle et sur la francophonie en tant que phénomène anthropologique, approché du point de vue chronologique et typologique. Malgré le grand nombre de textes choisis, la sélection ne représente qu'une brève incursion dans le vaste territoire de la culture roumaine de langue française; on a été amenés à faire des choix tant en ce qui concerne le nombre des domaines approchés que en ce qui concerne les noms présentés. En vertu d'un certain nombre de raisons, qui seront expliquées plus loin, on a choisi de se limiter à sept grandes aires culturelles: l'histoire, la théorie littéraire, la politique, la réflexion philosophique, la recherche scientifique, la création littéraire originale, et la correspondance privée.

Les textes reproduits ont la particularité commune d'avoir été rédigés en français (d'une qualité plus ou moins louable), comme s'il s'agissait de la langue normale de leur élaboration. C'est pourquoi on a cru bon de conserver certaines caractéristiques dues souvent à l'ancienneté des textes, mais aussi à la maladresse ou à un moindre degré de maîtrise du français de la part de leurs auteurs lesquels, le plus souvent, voulaient d'abord exprimer des idées ou des états d'âme dans une autre langue, et secondairement cultiver le bon français (cependant il y a aussi le cas inverse). Ces caractéristiques discursives constituent autant de sources supplémentaires d'intérêt anthropologique, en ce qu'elles révèlent l'effort ou, au contraire, l'aptitude à construire un discours dans une langue autre. Parmi ces particularités, les tournures archaïques d'une phraséologie mi-française, mi-roumaine, les décalques stylistiques du roumain, et surtout la greffe automatique (fréquemment comique) des mots roumains dans des phrases en français, tout comme, mais plus rarement, le galimatias précieux d'un lexique et d'une syntaxe excessivement techniques et relativement obscures, présentes dans certains textes scientifiques et philosophiques. Ce sont là les phénomènes les plus intéressants qui dépassent le domaine linguistique pour montrer quelque chose qui a un rapport profond avec les mentalités culturelles dans certaines périodes.

Si les textes choisis ne font pas un problème de leur propre conception dans une (certaine) langue autre, chaque chapitre possède, en guise d'introduction, un essai abordant exactement la question de la francophonie, de l'influence de la langue et de la civilisation française sur la Roumanie, des enjeux politiques et culturels qui l'ont favorisée ou bien inhibée, des bénéfices culturels et sociaux qu'entraîne l'exercice du français ou bien des risques linguistiques et spirituels propres aux excès francophones et francophiles. Chaque essai approche la question de la francophonie sous un angle différent, soit positif ou négatif, soit historique ou philosophique, soit philologique ou anthropologique, sinon explicitement politique.

Ce qui, de prime abord, semble relever des archives – une collection de diverses productions littéraires et scientifiques écrites en français par des auteurs roumains ayant joui d'une gloire qui n'aura que rarement franchi les frontières du pays roumain, réserve bien des surprises au lecteur attentif. A part la correspondance inédite et fort étonnante de Cioran ou bien celle adressée à Cella Delavrancea par des personnages de tout premier ordre de la culture française, tel le philosophe Gabriel Marcel, le volume contient aussi des fac-similés des cartes postales reçues des Etats-Unis, dans le Bucarest des années '70, par la même Cella Delavrancea, de la part des amis roumains écrivant en français! Le français le plus lapidaire, le plus plat, pourrait-on dire, se révèle ainsi le véhicule d'une nostalgie profonde, spirituelle, et d'une double résistance: c'est la mélancolie d'un monde disparu, de l'époque lumineuse et cosmopolite de l'entre deux guerres (quand elle correspondait quotidiennement, en français, avec ses amis roumains) mais aussi une résistance tenace, celle de Cella Delavrancea face à l'uniformisation et l'appauvrissement culturel de la Roumanie pendant le régime communiste, et celle de ses correspondants, des expatriés roumains aux Etats-Unis, qui entendaient, eux aussi, se démarquer de la culture américaine. Dans ce contexte, le français devient l'enjeu et l'instrument d'une fronde intime (et sociale, si l'on tient compte du fait que la correspondance provenant de l'étranger était systématiquement censurée, du moins en Roumanie), du besoin de préserver une identité plurielle, ouverte et culturellement informée et motivée, à une époque marquée par des définitions contraignantes et restrictives de la personnalité de chacun en tant que sujet des régimes politiques opposés et conflictuels.

Outre ce côté d'anthropologie historique d'un passé assez récent, ce numéro de la revue PLURAL offre un choix des textes utiles pour le lecteur soucieux d'en savoir plus sur l'histoire, la culture et la civilisation roumaines. Pleinement valable encore, en dépit de son âge, l'étude de George Oprescu sur l'art roumain, par exemple, reste toujours la meilleure introduction dans les questions fondamentales de l'art roumain moderne. D'autre part, le volume contient des restitutions comme c'est le cas du texte sur le diabète du docteur Paulescu, le premier à avoir découvert l'effet de l'extrait de pancréas (qu'il nomme pancréine, et qui sera nommé insuline par les chercheurs canadiens qui, s'appuyant sur les recherches de Paulescu, ont fait connu le produit et ont reçu, par conséquence, le prix Nobel) sur l'évolution du diabète.

Ce qui constitue le non-dit de ces deux textes, c'est le fait qu'ils sont le fruit d'une collaboration de décennies, sinon d'une vie entière, entre leurs auteurs respectifs et leurs amis français, l'historien Henri Focillon dans le cas de Oprescu, et le docteur Lancerreux dans le cas de Paulescu. Les deux cas (auxquelles on peut ajouter ceux de Haret, Ralea, Lovinescu, etc.) sont révélateurs d'une particularité profonde de la culture roumaine en langue française d'entre les deux guerres: un parrainage intellectuel actif est le responsable de nombre de réussites scientifiques et littéraires. Leur secret réside dans le fait que les recherches des intellectuels roumains étaient attendues et bien reçues en France comme un effet naturel de l'investissement éducatif et culturel des intellectuels français en Roumanie, en roumain.


Mais les choses n'ont pas toujours été telles. S'il n'est pas excessif d'affirmer que les Roumains ont eu une bonne prise sur la langue et la culture française au 20e siècle, il faut reconnaître, en revanche, que c'est le français qui avait eu une bonne (ou mauvaise, d'après certains) emprise sur la civilisation roumaine au 19e siècle. Pour mieux comprendre, il faut tenir compte du fait que, lorsqu'on parle du français chez les Roumains, tous le Roumains ne sont pas concernés ou du moins pas au même degré. Les Roumains de Transylvanie, de Banat, de la Bukovine et de Dobroudja, c'est-à-dire d'une bonne moitié du pays d'aujourd'hui, n'avaient pas subi l'influence ni de la langue ni de la civilisation française au 19e siècle ou au début du 20e siècle. Faisant partie soit de l'Empire des Habsbourgs (et puis de la monarchie dualiste austro-hongroise), soit de l'Empire Ottoman, ces régions ont subi d'autres influences, surtout allemandes et orientales.

En Valachie et en Moldavie (les deux principautés danubiennes historiques), la pénétration de la langue française et l'influence de l'esprit et de la civilisation française est le résultat d'un double processus: d'une part, c'est à cause des gouvernements imposés par la puissance suzeraine turque, qui avaient, au 19e siècle, une forte composante phanariote (des Grecs issus du Phanar, un quartier du Constantinople, qui jouissaient des privilèges découlant de la fonction de dragoman, traducteur auprès de la Sublime Porte). Le français était la principale langue diplomatique du temps et les dragomans, devenus de plus en plus influents, avançaient dans leurs prétentions princières au fur et à mesure qu'ils progressaient dans leur maîtrise de la langue et de la culture (non seulement diplomatique) française. Les princes et les fonctionnaires phanariotes installés dans le principautés y amenaient leurs livres et leurs secrétaires et précepteurs français, et souvent même leurs cuisiniers français. D'autre part, les officiers russes appartenant à l'armée d'occupation imposée après la révolution de 1821 dans les principautés par le soi-disant protecteur, le czar, n'avaient qu'une seule possibilité de s'entendre avec les sujets de leur « protection », et c'était le français. Ainsi, paradoxalement, le français, langue proche, d'origine latine tout comme le roumain, fut introduite dans les principautés danubiennes par leurs ennemis mêmes, par les puissances qui les tenaient sous leur occupation, et qui n'avaient pas partie liée avec l'héritage latin.

C'est pourquoi la pénétration du français a été souvent liée non seulement à un processus historique de rénovation des institutions, de l'infiltration timide des premières notions de la démocratie (selon les vues de Pompiliu Eliade, dans notre volume), mais aussi à un courant de de-nationalisation (condamné dans l'essai d'Alexandru Xenopol), d'une prolifération cynique de la rhétorique progressiste qui ne faisait que cacher la rude spoliation du pays par ses occupants. Langue des puissants étrangers, le français, dès qu'il est devenue aussi la langue des boyards roumains, suivant le mimétisme imposé par les relations obligatoires entre les gouverneurs et les fonctionnaires locaux, les avaient coupés finalement de leur peuple, des mœurs autochtones et de la langue populaire. Le français est devenu ainsi la marque non seulement d'une distance, d'une coupure et d'une aliénation nationale, mais aussi la langue et l'instrument d'une séparation sociale.

D'où les nombreuses attaques contre la francophilie excessive dans la littérature du temps, qui faisaient les délices d'un public ému, et de plus en plus, par les sentiments patriotiques excités, eux aussi, paradoxalement, suivant le modèle du patriotisme linguistique, culturel et social français disséminé par le système d'instruction générale roumain, largement copié d'après celui des pays francophones, la France et la Belgique. Les excès francophiles seront donc incriminés avec les moyens typiquement français de l'ironie rationaliste et carnavalesque de Molière, dans la dramaturgie de Caragiale, ou avec le pathétisme romantique et moralisant d'inspiration hugolienne, dans la poésie de Eminescu. Dans son IIIe Epître, le dernier, le poète condense en une tirade sulfureuse toute la désapprobation de l'esprit français à la mode dans son temps, qu'il avait incriminé plusieurs fois dans ses publications, mais jamais avec une tel débordement ravageur:


A Paris dans la débauche de cynisme fainéantise,
Avec toutes ces femmes du vice et d'obscènes orgies acquises
Là vous mîtes jeunesse, fortune, dans le jeu de pharaon.
L'occident, de vous qu'obtint-il, quand vous n'avez rien de bon?
Vous rentrâtes ayant pour tête quelque flacon de pommade,
Le monocle à l'oeil, pour arme, une petite canne de promenade
Tout fanés, avant le terme, mais à la cervelle infantile
Pour science, une de ces valses, que l'on joue au Bal Mabille,
En échange de la fortune, une babouche de femme sans gêne …
Je t'admire, progéniture de bonne origine romaine!

(traduit du roumain par Veturia Draganescu-Vericeanu)

Pour Caragiale, la dérision semble beaucoup plus fascinante. Soit sentimental ou patriotique, soit linguistique ou politique, l'abus des grands mots pompeux, précieux et mal placés, devient la source principale d'un humour délirant. La langue et l'esprit français semblent des vraies forces formatrices de l'expression fanfaronne et poltronne. Dans son chef d'oeuvre Une nuit orageuse, par exemple, des petits bourgeois des faubourgs, ivres de la phraséologie familiste et patriotarde mais suffoqués par l'adultère et la couardise, sont effrayés par l'idée d'être tués avec le levorver (le revolver) et s'écrient, comme le fait Rica Venturiano, le jeune greffier-journaliste-Don Juan, face à la dame qu'il prend pour celle qu'il veut séduire: Ne criez pas! Ne criez pas! soyez miséricordieuse, ayez piété!, en confondant non seulement de dame, mais aussi de registre rhétorique. Soucieux de s'exprimer de manière prétentieuse même dans des circonstances graves pour sa personne, il reste inconscient de la suite comique de ses paroles. Rica fait un emploi erroné des précieux mots français pitié et piété, à cause, peut-être, de l'autre mot français qu'il emploie, miséricordieuse, ce qui donne finalement l'impression d'une tournure religieuse hilaire de son discours, parfaitement, même si involontairement, adéquate à un moment où il sent en danger de mort. Le faux français, le français approximatif qui caractérise ces êtres approximatifs, devient encore plus grotesque dans la bouche de Zita, la dame de faubourg que le jeune (demi)lettré poursuivait de ses déclarations gongoriques. De peur que Rica ne soit assassiné par son beau-frère cocu et poussé à bout, elle s'écrie à son tour, mais toujours en faux français: Le mon-cher à moi! Ils vont me le tuer!

C'est n'est peut-être pas un pur hasard si Caragiale avait quitté la Roumanie sur ses vieux jours et qu'il est mort à Berlin. C'est n'est pas par hasard non plus que, à son tour, Eminescu avait choisi de faire ses études en Allemagne et qu'il était resté toujours un partisan de la culture germanique. C'était un vrai courant dans les principautés danubiennes, un courant culturel minoritaire, certes, mais qui a réussi à imposer comme principal thème des débats du temps celui des formes sans fond, des choses sans contenu, propulsée d'abord par le meilleur ami de Eminescu, le critique littéraire Titu Maiorescu, un vrai promoteur de la culture allemande en Roumanie. Même s'il n'y a pas une opposition explicite entre la culture et l'esprit français et la culture allemande, on peut deviner, à travers des créations aussi diverses que les poésies de Eminescu et les comédies de Caragiale, une liaison profonde entre les formes sans fond (de grandes idées de façade, plaquées sur de petites réalités, d' importantes institutions bâties sur un manque total d'éducation et d'intérêt etc.) et l'influence de la culture et de l'esprit français, responsable, aux yeux d'une partie des intellectuels roumains de ce temps-là, de tous les comportements superficiels et de quelques dérives inquiétantes de la langue, de la culture et de l'esprit public national.


En dépit du succès théorique du débat sur les formes sans fond et du prestige culturel de la littérature qui se plaisait à flétrir la francophilie excessive, de Alecsandri à Eminescu et de Caragiale à Maiorescu, et qui range, jusqu'à nos jours, parmi les meilleures réussites de la littérature nationale, le grand courant francophone et francophile a toujours progressé en Roumanie. Ce sont précisément les productions autochtones en français qui montrent le sens et la direction de l'avance culturel, social et politique de la civilisation roumaine, malgré la persistance du spectre des formes sans fond. Elles montrent que la francophilie a été liée à des besoins politiques et culturels urgents et profonds de la civilisation roumaine de ce temps-là.

Autour du milieu du 19e siècle, la culture roumaine connaît une vague des productions en langue française qui ont comme point commun la préoccupation presque exclusive de faire resurgir et de reprendre, à échelle européenne, les « vérités » historiques, politiques et sociales concernant le principautés roumaines. Sous des apparences diverses, telle que l'histoire, la diplomatie, la sociologie, ou bien les récits autobiographiques, ces témoignages ne font que souligner le désir d'indépendance des principautés roumaines, le besoin de réformer leur régime politique, de les moderniser, de les arracher à la néfaste influence phanariote et de la domination russo-ottomane et de les intégrer dans le concert européen. Ces écrits sont produits tant par les représentants des maisons princières tel George Bibescu (le vrai auteur qui se cache derrière le pseudonyme A. Sanejouand qui se trouve en tête de la brochure Les principautés roumaines devant l'Europe) que par des boyards réformistes liés à la révolution de 1848 (Nicolae Balcescu, l'auteur de Question économique des principautés danubiennes, Mihail Kogalniceanu, l'auteur du Rapt de la Bukovine, ou bien Ion Ghica, l'auteur –lui aussi sous pseudonyme – de Poids de la Moldovalachie dans la question de l'Orient). D'autres intellectuels et écrivains, tels Dimitrie Bolintineanu (l'auteur de l'opuscule Les principautés roumaines) ou Ion Heliade Radulescu (l'auteur des Souvenirs et impressions d'un proscrit), issus des couches de la bourgeoisie moyenne, complètent le tableau d'un ample mouvement de revendication politique et culturelle roumaine en langue française qui fraye la voie et fait suite à l'unification des principautés roumaines (1859) et à l'indépendance du pays, acquise sur le champ de bataille en 1877.


Ces écrits, appartenant aux vrais pères de la nation, étaient destinés à sensibiliser l'opinion publique internationale pour les problèmes des principautés roumaines et à sensibiliser les grandes puissances aux revendications légitimes d'un peuple au demeurant méconnu et fortement négligé. C'est pourquoi ces écrits, parfois prolixes et emphatiques, sont généralement imprégnés de passion, d'un pathétisme et d'un sentiment fort de l'urgence historique, celui-la même qui caractérise tous les mouvements nationaux et sociaux en Europe dans la seconde moitié du 19e siècle. Quelques mots tirés de l'ouvrage frémissant de Nicolae Balcescu suffisent pour apporter un éclairage sur l'engagement d'une couche intellectuelle révolutionnaire qui faisait circuler en français des idées qu'elle ne pouvait pas propager, impunément, en roumain: Les boyards ne sont pas Roumains; ils ne sont pas même Russes: ils sont boyards, voilà tout … de despotes peureux, corrompus et ravisseurs, vivant d'illégalités et d'abus, méprisant la morale et l'humanité, exploitant le pays à leur profit et se laissant exploiter eux-mêmes par les Russes; tyrans envers leur patrie, esclaves envers ses ennemis.

L'emploi du français pour la rédaction de tels ouvrages n'était seulement requis par l'usage diplomatique, par le besoin de toucher les cercles politiques qui déterminaient le cours des affaires étrangères en Europe, mais reflétait aussi l'intérêt et le support demandé tacitement sinon explicitement à la France elle-même, un secours généralement offert avec générosité, comme par exemple par Napoléon III lequel a beaucoup soutenu la cause de l'unité et de l'indépendance roumaine. Mais d'abord, le français était la langue consacrée du discours patriotique et démocratique, de la morale de place publique et du manifeste, du tract et du politique, la langue de la révolution, du lyrisme social et national qui avait nourri tant des espoirs pendant l'année 1848, l'an de la révolution en Europe et en Roumanie aussi, une révolution qui fut, selon Balcescu, grande, belle et généreuse.

D'autre part, ces textes constituaient, nonobstant leurs insuffisances respectives, des introductions nécessaires, des guides historiques du pays et de la civilisation roumaine, qui ne sont pas forcément valorisants à l'égard des affaires internes des principautés; Bolintineanu, quoique anti-russe et anti-phanariote comme tous les autres, ne manque pas de rappeler l'esclavage des tziganes, le fait qu'ils étaient vendus à la foire à des prix entre 100 et 200 francs, et qu'aucune loi ne les protège contre la barbarie de leurs maîtres. Les auteurs des tels guides passionnels du pays s'efforçaient, outre l'enjeu politique majeur de la cause nationale, de fournir aux lecteurs étrangers des données minimales sur la langue, les moeurs et la culture autochtone, justement dans l'idée de les faire connaître dans le concert européen, une tâche qui ressemble beaucoup à celle d'aujourd'hui, dans le contexte de l'intégration européenne de la Roumanie. A la façon des présentations d'aujourd'hui, les guides d'autrefois introduisaient les principautés roumaines à la fois comme un problème et une solution des problèmes régionaux, qui résidaient dans la confrontation entre la tendance de la Russie de devenir la puissance dominante dans les Balkans (la Russie, qui seule menace cette partie du globe, avec les mots de Ion Ghica) et la politique des puissances européennes qui visait à tempérer l'expansion russe à travers le soutien pour l'intégrité de l'Empire Ottoman. L'apparition et la reconnaissance internationale d'un Etat roumain indépendant, fort et neutre, était présenté (en termes soit analytiques et documentés, soit pamphlétaires et impétueux) comme une solution morale et pragmatique tant pour un peuple longtemps ignoré, que pour maintenir l'équilibre européen profondément menacé.

Quand cette doléance était mal comprise ou bien contredite, les auteurs ne s'efforçaient pas de cacher leurs ressentiments, même quand il s'agissait de la France, le modèle de tout projet d'amélioration de la condition humaine que toute révolution nationale et sociale avait comme point de départ. Exilé de son pays comme l'une des figures centrales de la révolution roumaine de 1848, Ion Heliade Radulescu entreprend un périple politique européen pour soutenir la cause nationale roumaine. Le périple commence avec la France, bien sûr, mais c'est la France qui vient de dégonfler toutes ses espérances. D'abord, les douaniers le traitent comme s'il était un délinquant, mais pas du tout l'un politique, mais économique, en lui confisquant tout produit qui n'était pas français et qu'il ne pouvait pas racheter des douanes, à cause d'une politique économique protectionniste aberrante. Puis, ce sont les hommes politiques qui se dérobent de tout contact avec lui, le porteur du message désespéré d'une nation sous occupation. Le ministre des affaires étrangères évite de le recevoir, ce qui le pousse à écrire, non sans une teinte de sarcasme désolé: Je ne pouvais m'imaginer que c'était la peur de ne pas irriter le czar par cette réception. Pauvre petit ministre! il avait raison, car le czar est méchant et capricieux; il se fâche facilement. Il peut lancer un oukase et destituer à la fois et le président et les ministres de la République française.


Vers la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, le courant francophile et francophone revêt d'autres traits. Suivant le succès de la politique internationale visant l'unification et l'indépendance roumaine, achevées après la Première Guerre mondiale, avec un important soutien français durant la Conférence de paix de Paris, la pression exercée autrefois par le besoin de fournir des guides passionnels du pays avait diminue et disparaît. Le thème historique est maintenant à la fois un héritage bien conservé et totalement métamorphosé. Il reste encore un sujet favori pour la culture roumaine en langue française (jusque dans nos jours même), mais c'est l'histoire européenne (cette fois-ci 'neutre', traitée du point de vue scientifique, et pas non plus passionnel) qui l'emporte sur l'histoire nationale. Les brochures de propagande outrancière font place aux gros bouquins sérieux qui traitent de tels sujets d'intérêt global et souvent spécieux comme c'est le cas de la croisade au 14e siècle chez Nicolae Iorga, ou du monde homérique chez Aram Frenkian, de l'empereur Tibère chez D. M. Pippidi, ou bien du roi de Sicile Charles II d'Anjou, chez G. I. Bratianu. Alexandru Xenopol en vient même à rédiger en français la plus ample des entreprises de philosophie de l'histoire jamais produites dans la culture roumaine, La théorie de l'histoire, composée de thèses et de démonstrations philosophiques froides (qui ont toutefois, à l'arrière-plan, les donnés de la politique internationale et régionale du temps), assez lointaines des déclamations tonitruantes, celles des écrits de Kogalniceanu, ou des commérages audacieux, ceux de Ion Ghica, par exemple. C'est là une tendance qui souligne que l'effort de la génération précédente, malgré les accusations de dissémination des formes sans fond, avait été couronné de succès, et que l'intégration de la culture nationale dans le concert européen, même au prix d'un mimétisme passager, s'était produite en quelques décennies seulement.

Et ce n'était qu'un début. Au 20e siècle, on assiste à une double réorientation de la culture roumaine en langue française. D'un part, c'est l'apparition en Roumanie du type de savant avec un profil mondial. La création scientifique était en plein essor, ce qui est manifeste à travers la prolifération des articles et des traités provenant des plus diverses domaines de la recherche, mais avec une contribution spéciale de la part de la médicine. Des traités et des recherches importantes seront publiés en français (en Roumanie, mais aussi en France) par de vrais pionniers, tels Nicolae Paulescu (qui a découvert l'insuline) ou Gheorghe Marinescu (l'un des premiers savants qui ont pénétré les secrets de la cellule nerveuse). D'autre part, c'est maintenant que, après plus d'un demi-siècle d'exercice du français en tant que pur instrument de propagande, utilisé pour transmettre des idées et convaincre les ignorants et les malveillants, ou bien d'un français de salon, au service des menues affaires du quotidien, un français littéraire fait son apparition dans la culture roumaine. De grands écrivains, comme le poète Alexandru Macedonski, mettent volontairement leur écriture à l'épreuve du français, avec l'intention de produire une littérature non seulement influencée par les écrivains français au point de vue stylistique (Macedonski reste le plus important poète symboliste roumain, en langue roumaine), mais assez compatible avec les rigueurs formelles de la langue française, la langue-mère du symbolisme.

Suivant l'essor d'une écriture en français dans la culture roumaine, et aussi sous l'impact de la littérature moderne française, fortement et immédiatement prisée et commentée en Roumanie (souvent sans aucun délai en termes de temps et de mentalités), c'est une nouvelle aire d'intérêt intellectuel qui se développe en langue française, tout particulièrement dans la première moitié du 20e siècle. Il s'agit des études littéraires, de l'histoire de la littérature et même de l'esthétique littéraire. Le travail massif du professeur Mihail Dragomirescu, La Science de la littérature, longtemps une pierre angulaire des cours de théorie littéraire dans les universités roumaines, avait été rédigé et publié d'abord en français. En ce qui le concerne, Eugen Lovinescu, l'un des plus importants et influents critiques littéraires roumains, le principal promoteur du courant « occidentaliste » dans la littérature nationale, il est l'auteur d'une perspicace monographie portant sur l'écrivain et l'essayiste français Jean-Jacques Weiss, un ouvrage bien apprécié dans le monde littéraire français de son temps. Alexandru Cioranescu est l'auteur d'un impressionnant travail d'histoire littéraire, L'Arioste en France, qui porte sur les commencements mêmes du roman modern en France, faisant épreuve d'une connaissance profonde des oeuvres bien oubliés d'un Bazire, Antoine de Nervèze, Honoré d'Urfé ou de la Princesse de Conti. Outre l'apparition des tels érudits francophones, à l'aise dans les plus subtiles arcanes des sciences exactes et humaines, il se passait aussi des choses surprenantes, comme toujours dans le monde littéraire; au début des années '30 un certain Vladescu, obscur écrivain roumain, avait reçu l'important prix Femina pour roman étranger, offert à son bouquin La mort de mon frère, qui, malgré cela, n'a eu aucun retentissement en Roumanie, ni avant, ni après la réception du prix français.

Bien évidemment, la période d'entre les deux guerres n'avait pas été caractérisée seulement par la floraison culturelle et scientifique. Les pressions politiques, surtout celles de la politique étrangère, sont perceptibles dans les productions en langue française aussi, surtout dans les analyses, les discours et les conférences publiés par les grands représentants de la politique roumaine du temps, tels Nicolae Titulescu et Virgil Madgearu. Titulescu, la figure internationale la plus connue de la politique étrangère roumaine, ancien président de la Société de Nations (l'ancêtre de l'Organisation des Nations Unies), était à l'origine de plusieurs traités et « ententes » régionales qu'envisageaient l'apparition d'un tissu des conventions entre les « petites puissances » de l'Europe Centrale et des Balkans, capables d'apaiser les prétentions révisionnistes et expansionnistes des certaines puissances voisines. Son texte sur les minorités, centré sur le besoin de les définir du point de vue substantiel et terminologique et de ne pas transformer leur protection dans une pression cachant des revendications ethniques et finalement territoriales (ce qui s'était passé en effet, avec le début de la Deuxième Guerre mondiale), reste la preuve d'une lucidité et d'une perception politique forte, pertinente non seulement pour son temps, mais aussi pour la situation internationale d'aujourd'hui. C'est aussi le cas du texte analytique et précis de Virgil Madgearu, qui insiste sur la tension existant entre la politique de protectionnisme économique et le parcours vers une intégration européenne.

Dans les textes de Titulescu et de Madgearu, mais aussi dans d'autres contributions, telle la conférence de Antipa sur le besoin de protéger les richesses de la mer à travers une amélioration du droit international visant la définition du 'mer libre' (là où, dans les années 30, tout comme aujourd'hui, se déroulait la plus grande partie de la pêche océanique, fréquemment désastreuse pour l'équilibre de la nature), on s'aperçoit de la transformation du pathos politique d'autrefois dans une vocation démonstrative lucide et systématique, convaincante, loin des envolées criardes. Mais c'est toujours l'intérêt national qui se trouve au centre des démarches apparemment théoriques et générales, ce qui ressemble souvent à un type de diplomatie d'origine française. Le non-isolationisme politique, le besoin de venir sur la scène internationale avec des propositions et des engagements forts, le développement des thèmes et des contextualisations européennes et mondiales, le besoin de tracer et de comprendre des problèmes d'intérêt global (des droits et des obligations des citoyens et des états, l'élaboration des lois et d'un droit international) sont, à leur tour, des aspects qui sont inspirés par la politique internationale traditionnelle de la France, avec la « patrie » au centre, mais avec une vocation d'aborder de façon non-égoïste les problèmes internationaux.



La tendance de raisonner de plus en français dans la culture roumaine, tant dans les domaines scientifiques que dans les recherches d'histoire, de théorie littéraire ou bien dans la politique, voit son accomplissement dans l'apparition des premières constructions philosophiques élaborées en français par des Roumains. Si la grande majorité des textes et des recherches scientifiques en français manifestaient une inclinaison positiviste, orientés vers une perspective semblable à celle d'Auguste Comte, la philosophie roumaine en langue française, quoique jamais vraiment irrationaliste, à la façon allemande, n'est pas tout à fait rationaliste, cartésienne, mais plutôt fascinée par l'essor de la subjectivité, qui était le vrai enjeu philosophique du courant phénoménologique. L'oeuvre scientifique d'un Haret, Xenopol, Dragomirescu, Ralea, Racovita, Sanielevici, Brailoiu etc., etc., était fondée d'une manière prépondérante sur des suppositions scientistes, positivistes, même triomphalistes et mécanicistes, tandis que les ouvrages philosophiques du temps ne se développaient pas tout à fait dans cet esprit.

D'abord, c'est l'oeuvre assez difficile à classer de Ion Dobrogeanu-Gherea, Le Moi et le Monde. Essai d'une cosmogonie anthropomorphique, parue en 1938, qui constitue le premier travail philosophique autochtone influencé par la phénoménologie, à la fois par les idées de Bergson que par la méthode fondée par Husserl et ses successeurs, notamment Heidegger. Fondamentalement originale, l'entreprise philosophique développée dans Le Moi et le Monde touche aux régions réflexives à part, à la phénoménologie de la perception interne, aux phénomènes de la durée consciente, du continuum kinesthésique, aux songes, aux représentations des objets imaginés et à la mémoire du vécu. Plus important et significatif, il touche au thème d'autrui, qui représente, pour lui, le degré zéro du non-moi, le non-moi primitif qui constitue le corrélatif permanent du moi, de l'ego, leur relation concomitante donnant naissance aux objets dérivés (tels l'espace et la matière), ce qui fait que le monde extérieur est constitué, selon lui, des sensations communes aux durées. Ce sont des idées qui étaient formulés, justement au même moment, par tels phénoménologues appartenant à la deuxième vague, tels Maurice Merleau-Ponty (avec lequel Ion Dobrogeanu-Gherea partage l'intérêt pour la psychologie Gestaltiste –d'où la question du continu perceptif- mais aussi pour les phénomènes psychiques atypiques, explorés dans des expérimentes mentales) ou bien Emmanuel Levinas, qui développera plus tard une philosophie en règle centrée sur les valeurs d'autrui. Mais le transcendantalisme rigoureux le distingue de Merleau-Ponty, tandis que le refus de voir dans l'autrui une image de la transcendance (sinon la transcendance même) le distingue de la future philosophie de Levinas.

Parue en 1940, L'expérience microphysique et les sciences humaines de Stéphane Lupasco, représente déjà une esquisse suggestive du livre qui le rendra fameux en France, La logique dynamique du contradictoire. C'est ici qu'il propose l'affirmation centrale et paradoxale d'une recherche s'appuyant sur le postulat A est non A coexistant contradictoirement avec A est A. En partant des thèses qui touchent à la fois à l'épistémologie, à la logique et à la phénoménologie (comme par exemple celle de champ de la conscience marqué par l'habitude), l'entreprise de Lupasco nous apparaît comme un compromis et une synthèse entre différentes tendances philosophiques du temps. Son auteur essaie de concilier la vocation positiviste et scientiste avec l'essor de la subjectivité et de l'existentiel, le phénomène le plus marquant dans la philosophie du temps. Convaincu que la subjectivité fera son entrée au sein de la science, Lupasco s'appliquait à cerner, en 1940, des aires à porté philosophique comme l'actuel, le possible et le virtuel, l'identité et la diversité, des idées qui recoupent les démarches philosophiques des nos jours.

Paru quelque dix ans après Le Moi et le Monde, en 1947, le travail philosophique de Mihai Sora, Du dialogue intérieur, continue, sans avoir aucune liaison directe ni au livre ou à la pensée de Ion Dobrogeanu-Gherea, ni aux ceux de Stéphane Lupasco, le courant phénoménologique dans la philosophie roumaine de langue française. Beaucoup plus marqué par les écrits de Heidegger, comme toute la phénoménologie existentialiste française de son temps, l'ouvrage de Mihai Sora propose une variante franco-latine d'un concept définissant l'entité ou l'existence dans les termes phénoménologiques: c'est le concept de haecceité. Tout comme dans le cas de Jean-Paul Sartre, avec son l'être-là qui traduisait et adaptait le Dasein de Heidegger, l'haecceité de Sora manifeste le désir d'approcher la réalité du point de vue des choses qui sont là, du phénomène du monde vécu. Mais ce qui demeure extrêmement significatif, c'est l'apparition et l'intérêt qu'il trouve dans l'exploration du concept de l'autrui, qu'il étudie avec plus d'attention que Ion Dobrogeanu-Gherea, et qui deviendra le concept central de toute sa démarche philosophique ultérieure, jusqu'aujourd'hui. Sora reste, lui aussi, l'un des philosophes contemporains qui ont développé une approche autonome du problème de l'autrui, qui n'a pas suivi la tendance et la tentation lévinasienne de placer l'autrui sur une position supérieure à celle du moi dans l'ordre ontologique, et de le voir comme une épiphanie du divin, de la transcendance. Plus laïque, comme Ion Dobrogeanu-Gherea, il arriva plus tard à voir l'autrui comme un partenaire égal dans un dialogue généralisé, sa propre réponse au problème phénoménologique primaire du dialogue intérieur.

Particulièrement cohérente et parfaitement synchronisée avec les développements de la pensée européenne et française, centrée sur la subjectivité, l'identité et l'altérité, la philosophie roumaine en langue française représente non seulement un accomplissement de toute une histoire du parler et de l'écrit français en Roumanie, mais aussi, avec le livre de Mihai Sora paru à Paris en 1947, le point terminus d'un développement culturel exemplaire. Le français avait été, pendant plus d'un siècle, la langue de l'histoire nationale et de la propagande diplomatique, la langue de la correspondance et de la culture quotidienne des couches aisées de la société, la langue de la recherche scientifique, de l'épreuve littéraire et philosophique. En 1947, la monarchie roumaine sera abolie, et le communisme sera installé pour presque un demi-siècle. Une coupure interviendra entre la civilisation et la culture nationale et celles de l'Occident, avec la langue et la culture française tout premièrement. Bien sûr, il y aura encore des textes et des recherches scientifiques écrites et publiés en français. Mais rien de retentissant, aucun traité, livre majeur ou ouvrage philosophique. Lire et parler français restera une habitude, mais l'affaiblissement de cette habitude deviendra un processus historique inexorable. La correspondance en français sera encore en circulation, mais il sera plutôt un phénomène antisocial que social, tout comme la diplomatie en français cessera d'être un problème d'intérêt national. Il y aura aussi de la littérature originale écrite en français par des poètes roumains, mais il n'y aura jamais une telle figure comme Macedonski pour s'assumer le pari d'une vraie oeuvre dans le style poétique courant du français contemporain.

Les productions culturelles roumaines en langue française les plus consistantes et intéressantes après 1947, restent toujours celles d'histoire, tels les livres de Lucian Boia, Serban Papacostea ou Neagu Djuvara. Il semble que, en raison d'une longue (la plus longue) tradition des intellectuels roumains d'aborder l'écriture historique en français, une tradition fondée sur un besoin tacite d'argumenter et de fortifier l'intérêt national aux yeux de l'opinion culturelle internationale, les démarches d'histoire proprement dite, ou d'anthropologie historique et de l'histoire des mentalités, trouvent encore une raison d'être et d'apparaître. Il est question bien évidemment d'une raison politique. A la réflexion, il n'est pas surprenant que, loin du pathétisme lassant du 19e siècle, l'historiographie et l'anthropologie historique roumaines en langue française du 21e siècle traitent surtout des problèmes directement liés à la Roumanie, cette fois-ci par le placement du pays dans le contexte historique régional et européen.

Mais il ne s'agit non plus d'une mise en page à la française. L'européanisme n'est pas du tout un « topos » de la francophonie. C'est pourquoi ces livres semblent accidentellement et pas substantiellement écrits en français, ou, plus précisément, inscrits dans une forma mentis redevable et appartenant à la culture française. A l'époque du hip-hop et de l'Internet, le français même à perdu de la prépondérance culturelle qu'elle possédait naguère. Gagner le pari du français n'est plus à l'ordre du jour pour la culture roumaine d'aujourd'hui, qui est beaucoup plus tournée vers elle-même, vers un localisme qui est le seul à faire la différence dans un concert de plus en plus global. A son tour, gagner le pari de la francophonie en Roumanie n'est plus à l'ordre du jour pour la France d'aujourd'hui. Les deux pays préfèrent se retrouver, en dehors des projets sentimentaux, ambitieux et utopiques, dans l'ensemble multilinguistique des institutions européennes où, semble-t-il, il faudra finalement instituer des organismes voués à traduire aussi en roumain tous les textes et les résolutions européens. Les transmettre en français, langue déjà européenne, sera trop, même pour un pays assez francophone comme la Roumanie.






by Erwin Kessler